Comment évoquer ici le souvenir de Jacques Seebacher sans rappeler que le numéro un de Romantisme s’ouvrait, aussitôt après la profession de foi de la rédaction, sur un texte de lui -un texte bien de sa façon, étincelant, un peu pervers… et disant parfaitement l’essentiel ? C’était en 1971, au beau milieu de l’aggiornamento intellectuel tous azimuts dont la Société des études romantiques (on avait alors pas besoin d’ajouter « et dix-neuviémistes », l’équation romantisme = dix-neuvième siècle[1] étant précisément la raison d’être de la société) concentrait les enjeux et promettait de perpétuer l’ardeur. Normalien en 51, agrégé en 54, membre d’une brillante confraternité de « littéraires », ses camarades de génération, qui partageaient son idéal épistémologique de vérité comme son idéal social de progrès, serviteur critique mais loyal et surtout incroyablement généreux d’une Université que 68 avait prise par surprise, Seebacher avait été et allait être de tous les chantiers ouverts à ses compétences -et l’on ne pense pas tant à ses parchemins qu’à son intime intelligence de la littérature, entretenue par une pratique incisive autant qu’incessante (Francis Marmande rapportait naguère de lui ce mot magnifique : « l’intelligence, ça s’apprend »[2]), et, inséparablement, à sa prise sur le réel, à son sens de la responsabilité et de l’action efficace, à son génie de l’échange et de la transmission. Tout cela porté par le goût et l’art de vivre, une joyeuse aversion pour les conformismes, une conscience ferme, un cœur aimant et fidèle, une séduction très consciente, une grâce d’acrobate dans un corps trapu, une éloquence virtuose, beaucoup d’humour et de mordant, l’ironie socratique de l’accoucheur, un penchant périlleux mais productif pour le paradoxe, une culture historique, scientifique, philosophique, abyssale et invisible, la passion du « vrai » travail -celui qui étreint et transforme sa matière- et du travail collectif, une exigence rude à satisfaire, féroce envers les autres, sans complaisance envers lui-même.
Une telle personnalité, dans un pareil moment, ne pouvait guère hésiter : devant « l’urgence d’enseigner à des masses grandissantes », dans le chaos des grèves, réformes et débats musclés qui contraignait à « administrer vaille que vaille des corps en déroute »[3], Seebacher donna sans hésiter toute priorité à l’enseignement, son métier, au sens le plus concret. Un enseignement magistral par le fond, non par la forme (ah ! les philippiques des années 68 contre le cours magistral…), qui ouvrit à la littérature, forma à son maniement, aiguillonna à la tâche, enchanta, exaspéra, marqua à jamais deux ou trois générations d’étudiants et de thésards, à la « vieille » Sorbonne, à Caen et à Paris 7.
Sans s’attarder sur ce magistère à l’exact opposé d’un mandarinat, on aimerait suggérer le rôle central qu’y ont joué deux constantes de la pensée de notre ami, l’une évidente, l’autre moins. D’abord, présidant à l’enseignement de Seebacher comme à l’essentiel de son action (y compris son grand bout de chemin avec le Parti communiste), la conscience, héritée des Lumières et mise à l’heure de la démocratie, du statut de l’intellectuel et de ses devoirs envers les « masses ». Seebacher s’est peu exprimé directement à ce sujet, mais on voit cheminer sa réflexion à travers plusieurs de ses textes, portant notamment sur les efforts de Michelet et de Hugo, bourgeois de la Monarchie de Juillet et prototypes de l’intellectuel, pour surmonter la « fracture sociale » avant la lettre qu’il définit -le Dernier Jour d’un condamné à l’appui- comme l’ « exclusion réciproque » d’un peuple infantilisé et d’une élite elle aussi aliénée, coupée de « sa fonction dirigeante » comme de « la vie réelle de la société »[4].
Ensuite, une tendresse pour une certaine philosophie « romantique » de l’éducation, qu’il discerne -ou plus exactement reconstruit- dans les écrits des mêmes auteurs et distingue énergiquement de ses récupérations et contrefaçons. Que de sympathie, malgré les réserves, chez ce fils de la classe ouvrière fier de ses gènes de manuel, dans ce qu’il écrit par exemple à propos du Peuple et de son projet éducatif : « Pour et contre le retour du refoulé [dans la révolution qui menace : le Peuple paraît en 1847], Michelet invente une école préalable où l’on n’apprendrait rien, avant l’éducation spéciale […] [et consistant dans] l’apprentissage pratique, quasi spontané, à la limite presque muet, de l’instinct et de la réflexion, de la nature, de ce qu’ils sont, les enfants comme le peuple, les enfants comme Peuple de l’avenir, leur moi commun comme virtualité de révolution… »[5] Erreur, selon la vulgate marxiste, « vision de professeur et de petit bourgeois », que cette « idéologie de la nature qui ne parvient pas à résorber la nature historique de la nature, sa réalité de classe »[6], mais combien fascinante pour un esprit que la critique de l’humanisme « bourgeois » n’a pas rendu insensible, c’est le moins qu’on puisse dire, aux intuitions réputées « mystifiantes » des enfants du siècle.
Tout à son labeur de « prof » et de « patron » sans en excepter les tâches les plus roturières, du catalogage à la polycopie, de surcroît très attaché à la forme orale où il excellait, Seebacher n’en a pas moins trouvé le temps de beaucoup écrire au fil de ses cogitations et des circonstances, ou bien sous le coup de ses trouvailles de fouineur d’archives et de sagace lecteur. Point de livres (en dehors d’un recueil d’articles, Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, publié à l’initiative d’un groupe d’amis), surtout pas de thèse de doctorat -les dispositions sur les soutenances sur travaux étant intervenues à propos pour l’en dispenser-, mais une dizaine d’éditions critiques, dont la monumentale Notre-Dame de Paris de la « Pléiade » (1975), et une multitude d’articles, toujours précisément ciblés, documentés aux sources mêmes avec « une passion insatiable de l’exhaustivité dans le détail »[7], enfin, sous l’allure vagabonde de l’écriture, poussant la réflexion jusqu’à ses ultimes implications, quelquefois jusqu’au vertige. Conforme à son goût d’une recherche conduite en profondeur mais « librement et libéralement »[8], comme à sa défiance symétrique envers les « sommes », ce parti -car c’en est un : qui douterait qu’il n’ait été capable d’écrire des livres ?- s’accordait à merveille à sa vision de ce qui fut son principal et presque unique sujet, le romantisme, « son » romantisme / dix-neuvième siècle, chantier perpétuel et protéiforme, « littérature et philosophie mêlées » -mêlées comme les genres, les registres, les sources, comme poésie et politique, intériorité et extériorité…-, principe d’inquiétude et de plénitude, de subversion et de ressourcement, dont l’ « impossible unité » -titre qu’il donna, suivi d’un point d’interrogation de pure forme, au numéro inaugural de Romantisme déjà mentionné - serait proprement constitutive.
Pour ajuster sa lunette aux spécificités de ce paysage assorti à « la réalité moderne de l’espace »[9] -discontinu mais non sans cohérence, atomiste plutôt qu’atomisé, en tout cas se prêtant mal aux vues cavalières (et pourtant, quelles parfaites leçons d’histoire littéraire que son exposé de la philosophie de Hugo dans une étude sur quelques variantes des Misérables[10], ou de la filiation platonicienne du romantisme dans une édition des Contemplations[11]…)-, il s’était forgé une méthode un peu bien empirique, en ces temps de théorisation forcenée, mais d’une efficacité constatée. Pour faire pleinement « parler » un texte, au-delà et bien souvent à l’encontre de ses évidences, il accumulait autour de lui, avec une minutie presque maniaque, toutes les traces repérables de sa genèse et de son « contexte » historico-biographique, puis s’installait, si l’on peut dire, à fleur de texte et de document : dans ce qu’il appelait avec gourmandise « le détail », à savoir la réalité grosse de sens et pourtant formidablement concrète des mots et des opérations qui en règlent le dispositif -de la microstructure de la phrase et du vers à la macrostructure de l’ensemble-, comme des expériences, des aveux et des silences dont ils sont porteurs, voire du support matériel où ils sont inscrits. C’est de ce matériau de bric et de broc que son examen à la fois vétilleux et inspiré faisait se détacher la donnée révélatrice, la plupart du temps d’apparence insignifiante ou devenue impossible à déceler, qui creuse la surface du texte et peut l’illuminer tout entier : un mot banalisé qui se recharge de sens (l’adjectif « armé » de cette « rue de l’Homme armé » que Jean Valjean, alias Fauchelevent, quitte armé -de son imposture, de sa haine envers son rival- et retrouve désarmé, rendu au dénuement rédempteur)[12] ; le changement de nom d’un personnage trahissant sa secrète ressemblance avec l’auteur (« Marius » « débaptisant » « Thomas » et laissant percer l’ombre de Victor-Marie Hugo, le Hugo d’avant Hugo, celui qui signait encore « Marie » après « Victor »)[13] ; dans un autre ordre d’idée, le chamboulement répété de l’ordre des strophes d’un poème[14], un dérèglement de la mécanique argumentative (comme dans l’introduction à Paris-Guide, qui « met cul-par-dessus tête les habitudes chronologiques de nos discours » et transforme le « conte » de la propagande : « Il était une fois une ville qui s’appelait Paris… » en « un système de nécessité » : « Au XXème siècle, il y aura une nation… »)[15], la dissociation du découpage d’un livre en partie et de son découpage matériel en volumes (comme quand, mimant le déraillement du personnage et celui du récit, « Javert déraillé » (Misérables, V, 4) oscille entre la fin du tome IX de l’édition de Bruxelles et le début du tome X de l’édition de Paris[16]) ; dans un ordre encore différent, une date de rédaction « fort suspecte » (comme ce 5 novembre du manuscrit du Dernier Jour qui se révèle après enquête un 5 décembre, « non sans conséquence pour l’interprétation du roman » -coquette litote préludant à l’énoncé vertigineux de « ce qui se symbolise » entre les deux dates) ; une autre date, cette fois intérieure au texte, fixant la chronologie d’une action faussement intemporelle et faisant émerger de fil en aiguille un captivant feuilleté de sens (comme ce 10 novembre 1790, date de l’action de la Mère coupable et point de départ d’une cascade de calculs qui met en ordre de marche toute la « trilogie de Figaro »[17] ) ; combien d’autres, dans Notre-Dame de Paris, les Contemplations, les Misérables, ou encore Madame Bovary[18]ou Nos Fils[19], déduites du déroulé de la fiction, établies à partir des histoires croisées de l’auteur, de son temps et de l’écriture du livre, confrontées, superposées, mises à la question jusqu’à ce qu’elles livrent leur « épaisseur de circonstances, de rêveries, d’avenir implicite » (dixit Claude Duchet[20])… Et ce ne sont là que quelques perles tirées en vrac de la hotte de chiffonnier et de Père Noël de Seebacher pour montrer comment il met au jour, et donne à voir comme sur le vif, les manipulations, « déplacements », dérapages plus ou moins contrôlés, et autres « ruses » instinctives ou concertées de l’écrivain, autrement dit le travail du texte.
Une conviction acquise sur le tas préside à ce foisonnement microscopique : travail du texte, travail de la pensée, travail de la nature et de l’histoire, tout ce qui produit sens et mouvement réside autant sinon plus dans le « détail » que dans les grands flux. « L’étude de l’atome, du parvulus, de l’homuncio comme principe singulier et vertu d’anarchie aboutit à la promesse d’une connaissance universelle où la lunette de Galilée s’allie à l’attraction newtonienne. »[21] Pour Seebacher, le meilleur du romantisme, sa pointe acérée, tend à « fonctionner » par « minutieux dérèglements » des structures intellectuelles et politiques : par perversion plutôt que par « écart absolu » -ce qui complique salubrement la notion de « romantisme révolutionnaire ». Ainsi le Michelet de l’histoire naturelle et de la Sorcière procède-t-il « par ce qu’il appelle lui-même alibi, c’est-à-dire pratique de glissements vers des ailleurs insoupçonnés et réintégration de ces modèles pervers au cœur même de l’action, de la personne, de la Patrie. […] le sexe, la femme, la science, les rites et les paroles, bref toute une anthropologie, viennent gonfler et abcéder l’Histoire. »[22] De même, « l’intelligence manœuvrière et expérimentatrice [de Hugo] trouve le moyen de s’introduire au cœur, au profond de l’intimité des faits de civilisation et, tentant de les distendre dans une sorte de persévérance spinoziste, éprouve par de minutieux dérèglements leur stabilité et leurs rapports, alentour, aux formes multiples de l’Autre. »[23] C’est sans aucun doute ce visage de Hugo (dont on peut dire au demeurant qu’il a été l’inventeur) qui a plus que tout autre attaché Seebacher à son grand homme -plus que celui du visionnaire, plus même que celui de l’ homme de progrès », trop facilement réductible à son icône Troisième République.
Cela dit, Seebacher s’est presque systématiquement abstenu de développer ces perspectives élargies. Il aimait mieux les faire entrevoir de biais, à la faveur des démonstrations ramassées où il faisait merveille et où son goût du concret et son agilité intellectuelle trouvaient également satisfaction. Faut-il le regretter ? Ce qui est sûr, à lire les pages admirablement « distanciées » dont il consentit à coiffer l’espèce d’autobiographie involontaire composée par Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, c’est qu’il « observait » sans regret ce « refus de conclure, de disserter, de faire somme et livre »[24].
Aux raisons qu’on a déjà avancées s’en ajoutait probablement une autre, tenant à sa personnalité la plus intime. Rappelons-nous le spectacle féerique de l’ami Jacques à la manœuvre, ce qu’il y entrait de fraternité railleuse, d’impertinence, de défi et de rouerie, de « jeu sérieux » et de jeu pur, et relisons ses pages lumineuses -peut-être les plus belles qu’il ait écrites- sur deux parvuli chers à son cœur, deux impondérables, deux « inassignables » (pour risquer le barbarisme), exquises incarnations de la « vertu d’anarchie » qui gît au creux du « détail » : Chérubin, grain de sable dans l’engrenage des « intérêts », et Gavroche, « nain de la Géante », atome qui fraternise avec l’ouragan. Chérubin « est à la fois la contradiction et l’annulation de la contradiction, […] le chant qui double et transforme les paroles, la poésie de l’intrigue et le symbole de l’échange […] la différence et la communication, à l’état natif, ou innocent… »[25] ; Gavroche, « la conscience de l’inconscience, ou pour mieux dire l’espoir : l’ingénuité d’une rouerie qui créerait sans cesse la nature de la socialité... »[26]. En traçant leur portrait, ne dessinait-il pas son propre idéal humain, voué à composer avec les pesanteurs du réel, mais resté assez vivace pour l’électriser sa vie durant et susciter les orientations privilégiées de son œuvre d’enseignant et de chercheur ?
« Gavroche disparu, c’est la communication, la fraternité et le jeu qui quittent le monde… »[27]. Merci, Jacques, de les avoir fait vivre pour nous.
Pierre GEORGEL
[1] On emprunte la formule au bel article de Claude Duchet, « Pour Jacques Seebacher », Dix-neuvième siècle, juin 2008, p. 5.
[2] Le Monde, 24 avril 2008.
[3] Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, Paris, P.U.F., 1993, [ci-dessous, en abrégé : Calcul des profondeurs], introduction, p. 9.
[4] « Sur la datation du Dernier Jour d’un condamné » (1982), Calcul des profondeurs, p. 102. Pour Michelet, voir notamment « L’éducation ou la fin de Michelet », Europe, novembre-décembre 1973, p. 132-145 ; et « Le Livre des livres », in Michelet cent ans après, études et témoignages recueillis par Paul Viallaneix, Presses universitaires de Grenoble, 1975, p. 75-83.
[5] « L’éducation ou la fin de Michelet », p. 136.
[6] Ibid., p. 137 et 136.
[7] De son propre aveu : Calcul des profondeurs, introduction, p.11.
[8] Calcul des profondeurs, introduction, p. 10.
[9] Calcul des profondeurs, introduction, p. 13.
[10] « La mort de Jean Valjean » (1962), Calcul des profondeurs, p. 104-122..
[11] Paris, Colin, « Bibliothèque de Cluny », 1964, t. I, p. VII-XII.
[12] Calcul des profondeurs, introduction, p. 7-8.
[13] « Misères de la coupure, coupure des Misérables » (1974) , Calcul des profondeurs, p. 167 et 176-177..
[14] « Sens et structure des ‘Mages’ (Les Contemplations, VI, XXIII » (1963), Calcul des profondeurs, p. 123-154.
[15] « L’universalité de Paris : Victor Hugo et l’Exposition de 1867 » (1989), Calcul des profondeurs, p. 91-92.
[16] « Misères de la coupure…», p. 171.
[17] « Chérubin, le temps, la mort, l’échange », Europe, avril 1973, p. 3-17.
[18] « Chiffres, dates, écritures, inscriptions dans Madame Bovary », in La production du sens chez Flaubert, sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, Paris, U.G.E. (« 10/18 »), 1975.
[19] Voir ci-dessus, note 4.
[20] Loc. cit., p. 7.
[21] « Le tombeau de Gavroche ou Magnitudo parvuli » (1985), Calcul des profondeurs, p. 226.
[22] « L’éducation ou la fin de Michelet », p. 133.
[23] Calcul des profondeurs, introduction, p. 13.
[24] Calcul des profondeurs, introduction, p. 11.
[25] « Chérubin… », p. 10-11.
[26] « Le tombeau de Gavroche… », p. 222.
[27] Ibid.