Auteur(s) : Thomas Bouchet
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Présenter un événement historique qui tient une place importante dans les Misérables; montrer que l'étude de cet événement particulier suppose un certain nombre de choix de méthode beaucoup plus globaux, autour des thèmes de l'usage, de la trace, de l'interprétation, de l'écriture ; comprendre, dans cette perspective, l'apport central de Victor Hugo pour la compréhension des 5 et 6 juin en particulier, pour la réflexion sur l'événement en général. Tels sont les trois principaux aspects de la présentation que nous proposons.
De façon à préciser la démarche adoptée, il convient d'éclaircir d'abord quelques hypothèses de travail. Hypothèses sur la nature et le statut des 5 et 6 juin comme événement historique, hypothèses aussi sur la place que tient Hugo dans cette construction.
Riches et complexes, les 5 et 6 juin 1832 permettent de mener une réflexion stimulante sur la question de l'événement en histoire : ils surviennent dans une période de l'histoire française plutôt mal connue et souvent négligée; leur ampleur limitée - du moins en apparence -, autorise une analyse précise et approfondie; enfin, ils sont aujourd'hui encore environnés de mystère.
Ils n'ont pas de nom propre : ces deux journées qui forment date ressemblent bien peu sous cet angle aux événements voisins : " Trois Glorieuses ", " Sac de l’Archevêché ", " Émeute des chiffonniers ". Dans les dictionnaires, les encyclopédies, les manuels d'histoire, les ouvrages des historiens, ils sont qualifiés de " journées ", d'" affaire(s) ", de " troubles ", d'" émeute(s) ", de " soulèvement ", de " sédition ", d'" attentat ", d'" insurrection ", de " journées insurrectionnelles ", de " conspiration ". Le spectre est particulièrement large, entre deux limites toutefois: les 5 et 6 juin 1832 se situent toujours au-delà de l'" incident " et en-deçà de la " révolution ".
Le plus souvent, il n'en subsiste aujourd'hui que des bribes éparses. La date ? Nombreuses sont les confusions possibles avec 1830, 1834, 1848. Le cadre ? Paris, certes, mais l'indication reste floue; plus précisément le cloître Saint-Merry, mais l'information se révèle cette fois trop réductrice. Le bilan ? Les chiffres varient du simple au quadruple. Les conséquences ? Coup porté aux républicains et victoire pour le régime sans doute, mais l'événement semble en définitive n'avoir pas servi à grand-chose.
Ainsi pourrait s'expliquer le statut actuel des 5 et 6 juin 1832 : événement indéterminé, fuyant, difficile à inscrire dans les chronologies et les synthèses; événement considéré aussi - à tort ? à raison ? - comme mineur; épisode mineur entre les deux révolutions de juillet et de Février.
C'est pourquoi l'analyse de cet événement suppose deux axes de recherche complémentaires: comprendre ce qui s'est passé au cours de ces deux journées, mais aussi repérer les raisons d'un si étrange oubli. En d'autres termes, l'accent doit porter à la fois sur les expressions, les usages et les traces de l'événement
Un travail approfondi sur Hugo est apparu central dans le cadre de ce projet : Les Misérables sont une étape tardive mais décisive dans les procédures de construction, d'interprétation des 5 et 6 juin 1832. C'est ce que traduit par exemple cette notice sur les 5 et 6 juin:
" juin 1832 (journées des 5 et 6). Première insurrection républicaine sous la monarchie de Juillet. Elle débuta à l'occasion des obsèques du général Lamarque, député de l'opposition, et s'acheva par une violente répression; les insurgés qui s'étaient retranchés rue du cloître Saint-Merri (ou Merry) furent en grande partie massacrés par la garde nationale. L'épisode fut immortalisé par Hugo dans Les Misérables. "
L'écrivain serait ici, en dernière instance, celui qui enracinerait l'événement dans les esprits et qui lui permettrait de traverser les âges. Mais de quelle façon ? et à quel prix ? Faudra-t-il considérer qu'avec Les Misérables s'opère un passage de l'histoire à la fiction ? Phénomène de substitution, de réactivation, expression nouvelle et inédite de l'événement ? Les Misérables changent-ils le sens des 5 et 6 juin 1832 ? Les expriment-ils au contraire comme jamais jusque là ? Est-ce, en d'autres termes, toujours le même objet et la même histoire de part et d'autre de l'événement écrit ?
D'où la nécessité de réfléchir sur les démarches respectives de l'écrivain et de l'historien à propos de l'objet-événement, de repérer d'éventuelles interactions, convergences, contagions, décalages. Ce projet a semblé d'autant plus justifié que l'entreprise ne semble n'avoir pas été tentée par les historiens.
Dans les ouvrages historiques qui abordent Les Misérables règne parfois une frustrante confusion des genres : une lithographie de l'assaut de la barricade du cloître Saint-Merry et un croquis de Gavroche par Hugo, côte à côte, sans que les articulations soient nettes entre les divers documents. Il arrive aussi que l'on puisse repérer des emprunts infondés : l'image récurrente, chez les historiens, de combats animés par des jeunes gens proches de l'idée républicaine, fait en partie écho à l'aventure des " amis de l'ABC " .
Le plus souvent, les historiens abordent Les Misérables avec une pointe de mépris : à une traditionnelle méfiance vis-à-vis des œuvres littéraires, œuvres de fiction, œuvres trompeuses, s'ajoute le sentiment que le roman de Hugo penche outrageusement vers l'imaginaire et l'affabulation, à la différence par exemple des romans de Balzac ou de Flaubert qui sont un peu plus volontiers mis à contribution.
Le texte est alors mis à contribution pour caractériser les marges et les à-côtés de l'événement : dans une récente Histoire de la monarchie de juillet on peut lire: " Qui mieux qu'Hugo dans Les Misérables a rendu le climat psychologique étouffant du printemps 1832, cette "fermentation" se muant bientôt en "bouillonnement" ? " Mais dès que commence l'événement proprement dit, il n'est plus question de faire appel à Hugo.
Fernand Rude, dans sa thèse sur le mouvement ouvrier à Lyon entre 1827 et 1832, s'attache pour sa part à dissocier les barricades réelles et leur représentation romanesque.
" On a tendance à se représenter une bataille des rues vers 1830 d'une façon très romantique, à la manière dont le Victor Hugo des Misérables évoque les barricades du cloître Saint-Merry en juin 1832 : des tas de pavés arrachés derrière lesquels les insurgés se tiennent aux aguets et se font tuer sur place. Il faut se garder d'une pareille illusion."
Et Louis Chevalier préconise un usage prudent des Misérables dans son étude classique sur les " classes laborieuses " et les " classes dangereuses ". Ses analyses concernent au premier chef la thématique de la criminalité, mais elles portent plus généralement sur les usages du roman en histoire. Selon lui Hugo est irremplaçable, mais sans l'avoir fait exprès. D'où un objet d'étude caractéristique :
" Non pas la description voulue ou consciente, mais bien la description subie; non le livre que Hugo a écrit, mais celui qu'il a été obligé d'écrire."
Toutes ces mises à distance sont injustifiées. On gagne beaucoup à prendre Hugo au sérieux, pour ce qu'il a écrit. Une présentation des principales caractéristiques des 5 et 6 juin 1832 s'accompagnera donc ici d'un ensemble de développements sur le travail mené par Hugo à propos de l'événement.
I. L'ÉLAN BRISÉ DES 5 ET 6 JUIN 1832
Quelques axes de l'étude
Dans le travail sur les 5 et 6 juin 1832, plusieurs types de problèmes se sont présentés de façon récurrente. Il n'était pas possible de les négliger. Chacun obligeait à s'interroger sur diverses définitions possibles de l'événement.
Il a d'abord fallu tenter d'articuler l'approche générale et l'étude particulière. Plusieurs écueils étaient en effet prévisibles : prendre les 5 et 6 juin comme simple prétexte dans un travail théorique, se perdre dans le foisonnement des matériaux retrouvés sans véritable recul. D'où la nécessité de faire des choix, de trouver un équilibre, de concilier les approches.
Ensuite, puisque les sources mettant en jeu les 5 et 6 juin aident à la fois à reconstituer ce qui s'est réellement passé dans les combats et par la suite, et à percevoir comment l'événement est traduit, interprété, au point de devenir parfois méconnaissable, on a cherché le moyen de concilier ces deux dimensions sans tomber dans une alternative risquée : soit une démarche positiviste à l'excès - les sources donnent pour qui sait les lire, un accès direct à l'événement dont elles ne sont que le reflet - soit un relativisme tout aussi contestable - l'événement est inaccessible car les sources obéissent à des logiques qui leur sont propres.
Troisièmement, les recherches ont mis sur la piste de matériaux tantôt cohérents et bien construits, tantôt mal ajustés et incompréhensibles. D'un côté des rapports extrêmement rigoureux sur des opérations militaires, de beaux tableaux parfaitement composés, de l'autre des lettres angoissées, des poèmes obscurs, des témoignages aberrants lors des procès. De l'ordre et du désordre, inextricablement liés. Même si l'attention se porte d'abord - c'est logique - sur les sources bien structurées, de façon à réduire la part d'ombre par la confrontation des documents, il a semblé tout aussi nécessaire de prendre en compte en tant que telles les sources les moins évidentes pour éviter de rendre lisses des mécanismes qui ne le sont pas toujours. Dans les carnets de notes de Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar ouvre dans ce domaine des pistes extrêmement stimulantes :
" Poursuivre à travers des milliers de fiches l'actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s'opposent, se plaire à les concilier plutôt qu'à les annuler l'un par l'autre ; voir en eux deux facette différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu'elle est complexe, humaine parce qu'elle est multiple."
Quatrièmement, l'étude de l'événement comporte aussi la prise en compte de ses absences. Objectif difficile à atteindre car on a toujours tendance à surestimer un événement qu'on a choisi d'étudier, pour montrer qu'il en vaut la peine. Il a donc semblé utile de se pencher sur les silences sur l'événement, sur les signes d'une incidence faible ou nulle, sur les procédures de relativisation et de banalisation. C'était un bon moyen de tracer les limites spatiales, temporelles, thématiques des 5 et 6 juin.
Ce travail sur l'événement se situe donc à la jonction de préoccupations multiples : le général et le particulier, le donné et le construit l'ordre et le désordre, la présence et l'absence. Pour chacune, on le verra, Hugo apporte d'inestimables éléments de réflexion.
Étapes de l'histoire des 5 et 6 juin
L'histoire des 5 et 6 juin 1832, c'est d'abord le temps très court d'un passage: l'événement du présent au passé. Le commencement des combats, autour de 17 heures, au pont d'Austerlitz, est à la fois l'effet d'une tension accumulée lors des funérailles très politisées du général Lamarque, et le résultat d'une étrange alchimie de l'instant : un basculement fondamentalement imprévisible, impossible à enserrer dans un réseau de causalités. Les sources encore consultables sur ce point (rapports du préfet de police Gisquet, correspondances de presse, etc.) permettent de s'en convaincre.
Jusqu'à la nuit les combats sont souvent désordonnés et perçus comme tels par les contemporains - généraux, insurgés, journalistes et témoins. À ce moment ne sont repérables que des logiques partielles, disjointes : initiatives de tous ordres, solidarités de corps ou de quartier, rumeurs dominantes. Une moitié Est de la capitale se couvre de barricades, des groupes armés sillonnent les rues.
Les heures suivantes se dessine une progressive reprise en mains par les forces de l'ordre qui imposent leur supériorité; elles reprennent la place des Victoires, puis le quartier Montmartre, la ligne des boulevards, le faubourg Saint-Antoine, les derniers réduits insurrectionnels autour de la rue SaintMartin. Dans les hôpitaux ou à la morgue affluent des centaines de victimes dont les identités commencent à être reconstituées. Les déclarations de victoire se multiplient.
Lorsque les combats sont terminés vient le temps des premiers récits. Les vainqueurs construisent une version officielle assez pauvre, fondée sur les rapports de l'armée et de la garde nationale; aucune version concurrente sérieuse n'est produite. C'est le signe, déjà, d'un malaise partagé vis-à-vis de l'événement.
La période suivante dans l'histoire des 5 et 6 juin nous mène jusqu'à la fin du mois de juin 1832. C'est celle des occasions manquées, centrale pour comprendre le destin de l'événement.
Le régime de juillet, incapable de tirer profit de sa victoire, se déconsidère : au mépris des lois il place Paris en état de siège et se lance dans une répression disproportionnée. Puis il accumule les maladresses, multiplie les revirements, les retours en arrière. La France des notables qui, par ses souscriptions et ses adresses, a signifié d'abord son soutien à Louis-Philippe, se montre alors plus prudente, plus défiante. L'Europe tourne le régime en dérision.
De leur côté les oppositions - notamment républicaines - hésitent à prendre position: l'événement les a prises de cours et il souligne leur impuissance. Les insurgés, vaincu, ne sortent pas de leurs rangs. Les 5 et 6 juin ne peuvent donc compter parmi les épisodes glorieux de l'histoire républicaine.
Déjà les 5 et 6 juin commencent à sortir de l'actualité : le choléra, les troubles vendéens ou les crises de subsistances s'y substituent. Beaucoup d'acteurs ou de témoins, telle George Sand, cherchent à oublier les violences passées. L'événement est perçu comme un triste gâchis. Des pans entiers des affrontements et de leurs conséquences restent dans l'ombre : aucun bilan sérieux des victimes n'est jamais tenté.
Les douze mois qui suivent sont marqués par la mise en ordre de l'événement. Alors se déroulent les procès d'insurgés. Une centaine de condamnations sont prononcées, dont sept peines capitales commuées par le roi. Des comités sont institués sans grand enthousiasme: comités d'enquête, comités de secours pour les gardes nationaux blessés ou pour les condamnés de juin). Les polémiques ne portent plus sur l'événement mais sur l'état de siège: les enjeux se sont déplacés.
La relégation des 5 et 6 juin dans le passé se poursuit. Les détenus se coupent vite de ceux qui les soutiennent tandis qu'à l'automne 1832, sous l'impulsion d'Adolphe Thiers, la monarchie de Juillet s'engage dans une vigoureuse politique de maintien de l'ordre: il s'agit d'éviter dans l'avenir la réitération des troubles du printemps. Le premier anniversaire de l'événement, en juin 1833, ne donne lieu qu'à de timides tentatives de commémoration.
Enfin, après l'été 1833 vient le temps des métamorphoses de l'événement. Les solidarités s'essoufflent, la détention use les volontés, l'oubli progresse. Cet enracinement de l'oubli peut être délibéré (politique d'amnistie), ou bien naturel (évolution des enjeux, occurrence de nouveaux événements dont le souvenir efface et relativise juin 1832). Pour certains l'événement conserve cependant un sens: le révolutionnaire Blanqui ou des généraux, chacun à leur manière, en tirent des leçons pour peaufiner les techniques de la guerre urbaine). Balzac, Sand ou Stendhal en proposent d'intéressantes interprétations .
L'avènement de la Deuxième République, en 1848, n'entraîne pas la reconnaissance des vétérans de 1832 ou de leurs idées, ni même l'intégration de l'événement dans l'histoire du siècle. Un club des blessés des barricades Saint-Merry mène une existence plutôt terne. Le seizième anniversaire de l'événement, en juin 1848, n'a que peu d'échos. Le drame terrible de juin 1848 discrédite tout modèle insurrectionnel. Seule une frange de quarante-huitards extrémistes conservent alors la mémoire des 5 et 6 juin.
Au moment où paraissent Les Misérables, l'événement semble avoir perdu le peu de substance qui lui restait encore.
II. LE REGARD DE VICTOR HUGO
Si Hugo parvient à donner à cette histoire un élan décisif, c'est qu'il propose pour 5 et 6 juin 1832 et pour la notion d'événement en général une approche nouvelle.
L'écriture de l'histoire et ses paradoxes
Hugo ne poursuit-il pas dans Les Misérables, à certains moments du moins, l'objectif d'écrire l'histoire des 5 et 6 juin 1832 ?
" cette remarquable époque, explique Hugo en parlant du début des années 1830, est assez circonscrite et commence à s'éloigner assez pour qu'on en puisse saisir dès à présent les lignes principales. " (p. 651)
Volonté de recul critique et délimitation de l'objet d'étude : voici réunies dans le travail de Hugo deux conditions d'une écriture historique. C'est ainsi que le romancier semble construire la barricade des Misérables en historien. La rue de la Chanvrerie, les rues Mondétour et des Prêcheurs, et les angles qu'elles forment entre elles sont parfaitement repérables dans la topographie de l'époque. Les forces armées qui cernent le quartier insurgé et qui finissent par prendre d'assaut la barricade de la Chanvrerie sont précisément celles de juin 1832: sixième légion de la garde nationale, 5e régiment de ligne. Une partie des munitions, rapporte Hugo, aurait été fournie par un nommé Pépin (p. 868) ; or ce personnage nous est bien connu : c'est l'épicier et marchand de couleurs à la Bastille, capitaine de la garde nationale, qui fut effectivement accusé de participation active à l'insurrection des 5 et 6 juin, mais relâché faute d'élément décisif. C'est lui qui monta ensuite sur l'échafaud en 1836 pour l'affaire Fieschi.
Ce projet de validation conduit parfois même Hugo à un travail de critique sur les sources dont il dispose.
" Les journaux du temps qui ont dit que la barricade de la rue de la Chanvrerie, cette construction presque inexpugnable, comme ils l'appellent, atteignait au niveau d'un premier étage, se sont trompés. " (p. 871)
Pourtant, l'événement est à la fois offert au déchiffrement et enveloppé de mystère. Il requiert lecteurs avisés et traducteurs fidèles. Or les historiens, selon Hugo, ne peuvent assumer ce rôle à eux seuls. Ils pâtissent d'inévitables lacunes dans l'information ou de la disparition d'importants points de repère; et surtout les exigences de l'écriture conduisent chacun à " trace[r] un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle " (p. 251) ; attentif à la continuité et à la linéarité, soucieux de rationalité, l'historien ne se soucie pas souvent de s'arrêter aux irrégularités du réel. C'est pourquoi il ne peut au mieux que " saisir les contours " de l'événement dans une démarche qui s'apparente au résumé (p. 252).
Le mélange des genres
Faudra-t-il alors, pour s'approcher de l'essence de l'événement, mêler les angles et les modes d'approche ? Telle est la démarche adoptée par Hugo, jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes : là réside le premier retournement majeur que le romancier imprime à l'écriture de l'événement. C'est ainsi que la barricade de la rue de la Chanvrerie mêle réel et imaginaire, bribes d'histoire et morceaux de fiction, dans un jeu de transpositions parfois déconcertant. Pour s'en convaincre, on peut la confronter à la barricade Saint-Merry et repérer les transpositions auxquelles Hugo se livre.
Elle est partiellement construite sur le modèle de Saint-Merry: structure générale, place stratégique du café qui fait office de fonderie, d'ambulance, de cantine et de bastion ultime, phases du combat et caractéristiques de l'assaut final. Pour ce faire Victor Hugo trouve une partie de son inspiration chez deux auteurs: Rey-Dussueil et Louis Blanc. L'ensemble laisse ainsi à penser que la barricade de la Chanvrerie se présente à plusieurs reprises comme un double de celle de Saint-Merry.
Pourtant cet ensemble de références n'épuise pas la signification de la barricade des Misérables. Alors que Balzac choisit de faire mourir l'un de ses personnages - le républicain Michel Chrestien - sur la barricade Saint-Merry, Hugo fait évoluer ses personnages dans un espace distinct, partiellement imaginaire. Le choix de la rue de la Chanvrerie exprime en effet la liberté de l'écrivain face à son objet; alors même qu'il fournit à son lecteur des preuves de l'existence de sa barricade, Hugo sait bien qu'aucune construction importante n'a été durablement édifiée rue de la Chanvrerie les 5 et 6 juin 1832.
C'est que Hugo part d'un constat: l'écriture de la barricade - celle de l'événement - est une écriture improbable, qu'elle ait ou non un modèle réel. Pour ses assaillants, elle se dérobe aux regards et reste opaque, environnée souvent d'un écran de fumée. S'ils envoient des hommes sur les toits voisins pour tenter de percer ses secrets, la réaction est immédiate:
" Il [Jean Valjean] ajusta le pompier, et, une seconde après, le casque, frappé d'une balle, tombait bruyamment dans la rue. Le soldat effaré se hâta de disparaître. Un deuxième observateur prit sa place. Celui-ci était un officier. Jean Valjean, qui avait rechargé son fusil, ajusta le nouveau venu, et envoya le casque de l'officier rejoindre celui du soldat. [...] Personne ne reparut sur le toit; et l'on renonça à espionner la barricade. (p. 953)
Et pour ceux de ses défenseurs qui ont pu échapper à la mort, elle ne laisse pas de trace et s'apparente à un songe:
" Sorti d'une barricade, on ne sait plus ce qu'on y a vu. [ ... ] On regarde quelque chose de rouge qu'on a dans les ongles. On ne se souvient plus. " (p. 969)
Comment, dans ces conditions, en espérer une description homogène et fidèle ? Après la fin des combats, elle n'est plus que débris. Puis le temps accomplit son œuvre: il est devenu impossible au début des années 1860 - période de rédaction finale du roman - de se faire une idée de l'emplacement qu'elle occupait: la rue Rambuteau a creusé en 1845 une trouée profonde dans le petit labyrinthe des rues de la Chanvrerie, Mondétour, des Prêcheurs. Il faut donc se résoudre à libérer la barricade écrite des circonstances de juin 1832 et accepter, dès lors, qu'il s'agisse d'une construction artificielle.
Hugo cherche pourtant à en cerner certains aspects avec tous les moyens disponibles, ce qui lui permet de libérer l'objet d'une identité univoque, donc appauvrissante. Les défenseurs de la barricade des Misérables " appartiennent dans une certaine mesure à l'histoire " : les correspondances établies par Victor Hugo indiquent des relations serrées entre histoire et fiction, des croisements multiples. Sur leur route les insurgés des Misérables ne laissent derrière eux Saint-Merry qu'à la faveur d'une bifurcation de dernière minute. Puis, remontant la rue Saint-Denis, ils sont apostrophés par Bossuet, rue de la Chanvrerie. À la question de Bossuet sur leurs projets, l'un des jeunes gens répond qu'ils entendent faire une barricade. Une rapide discussion s'engage. Bossuet: " - Eh bien, ici! La place est bonne ! Fais-la ici ! [ ... ] Et sur un signe de Courfeyrac, l'attroupement se précipita rue de la Chanvrerie." (p. 865)
Puis les hommes de la Chanvrerie entendent, tout au long des combats, le tocsin de Saint-Merry (quatre références directes y sont faites dans les Misérables) La communication est alors moins factuelle que spirituelle; elle rend compte, aux yeux de Hugo, d'une même logique profonde. C'est en ce sens qu'on peut comprendre une remarque essentielle : " les deux barricades, quoique matériellement isolées, communiquaient. " (p. 934)
Les déplacements du regard
Certains aspect de l'événement ne peuvent être perçus que sous un angle particulier: regard très global, regard très précis. Conscient de toucher là une limite de l'écriture, Hugo forge pourtant d'impressionnants instruments d'analyse.
Il avance que seules deux catégories d'êtres sont capables de porter sur l'événement un regard global: l'oiseau, la divinité. Hibou, chauve-souris ou chouette peuvent embrasser les 5 et 6 juin d'un seul coup d'aile; Hugo a recours à leur œil perçant pour dire l'état de la ville au moment des combats, dans un chapitre intitulé " Paris à vol de hibou". Quant à l'esprit divin, quels que soient sa nature ou ses attributs - Dieu, destinée, hasard, souffle -, il maîtrise seul le devenir. En dernière instance, " Dieu livre aux hommes ses volontés visibles dans les événements, texte obscur écrit dans une langue mystérieuse " (p. 663).
Dans les moments où s'impose un regard encore différent, lorsque l'instant prend des dimensions illimitées, Hugo a recours à un langage d'emprunt, la poésie épique. Dans les chapitres intitulés " Les héros " et " Pied à pied " il compare l'épisode de 1832 à des pages de Homère, de Milton, de Dante. D'où ce paragraphe étonnant où Hugo reprend tel quel un extrait du chant VI de l'Iliade:
" Diogène égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitait l'heureuse Arisba ; Euryale, fils de Mécistée, extermine Drésos, et Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de l'irréprochable Boucolion [ ... ]" (p. 982).
Le plus souvent, enfin, pour montrer l'hétérogénéité des points de vue sur les 5 et 6 juin, Hugo choisit de fragmenter son récit. C'est un impressionnant morcellement du réel qui donne sa spécificité au travail d'écriture, sous l'unicité apparente de l'événement. Là intervient la réflexion sur le détail, sur la bribe.
Le livre intitulé " Le 5 juin 1832 " l'illustre bien: alors que Hugo précise la nature de l'événement dans un premier mouvement - nous y reviendrons -, le lecteur est conduit dans un second mouvement de l'enterrement de Lamarque jusqu'au soir du 5 juin. Entre les deux mouvements, juste " avant d'entrer le récit ", cette mise au point:
" Les petits détails [ ... ] sont, pour ainsi parler, le feuillage des grands événements et se perdent dans le lointain de l'histoire. L'époque dite des émeutes abonde en détails de ce genre. [ ... ] Nous allons donc mettre en lumière, parmi les particularités connues et publiées, des choses qu'on n'a point sues, des faits sur lesquels a passé l'oubli des uns, la mort des autres. " (p. 833)
C'est ici qu'on voit à quel point la pratique de Hugo diffère de celle de Louis Blanc, par exemple. De la lecture de l'Histoire de dix ans, le romancier a conservé une trame générale, fidèlement reprise dans le récit; mais il va chercher ailleurs la chair de son événement : les notes préparatoires rassemblées dans le plus grand désordre en vue des développements sur juin 1832 sont souvent reprises et juxtaposées, soit telles quelles soit à l'issue de réorganisations, de modifications de détail, de fragmentations multiples. On lit dans un dossier préparatoire intitulé " Émeute 2 " : "drapeau sur lequel il y a révolution républicaine, n° 143. Les gardes nationaux le déchirent, en rapportent des lambeaux à la pointe de leurs fusils. ". Et dans Les Misérables: " Les gardes nationaux déchirèrent le drapeau [récupéré sur une barricade rue du Temple] et en remportèrent les lambeaux à la pointe de leurs baïonnettes. " (p. 839), puis " devant la Cour-Batave, un détachement de gardes nationaux trouvait un drapeau rouge portant cette inscription: Révolution républicaine, n° 127. " (p. 840)
Enfin les destins individuels, les parcours personnels tiennent une place centrale dans l'aventure collective ; l'hésitation entre le particulier et le général, si souvent de mise au moment de décrire l'événement, trouve ici une amorce de solution. La partie exprime le tout, et réciproquement. Ainsi le petit Gavroche est " Paris étudié dans son atome ". Solution paradoxale mais formidablement stimulante, issue possible à l'un des mystères de l'événement. D'autant que pour ces " temps incomplets " décrits par Hugo, il serait probablement vain de rechercher une quelconque synthèse.
" Dans les conditions du livre que nous écrivons, nous ne montrerons qu'un côté et qu'un épisode [ ... ] des journées des 5 et 6 juin 1832 ; mais nous ferons en sorte que le lecteur entrevoie, sous le sombre voile que nous allons soulever, la figure réelle de cette effrayante aventure publique. " (p. 833)
Usages des traces
Dans cette fragmentation généralisée surgit une catégorie d'éléments qui tiennent une place particulière: les traces de l'événement, conservées pour un temps et rendues accessibles au lecteur par le biais du romancier. La mémoire à l’œuvre ne gomme pas les aspérités de l'événement; elle se trouve elle-même morcelée, incohérente ou irrationnelle dans ses modes de constitution. Elle redouble les effets induits par la consultation des sources car les sources ne sont pas autre chose, dans l'esprit de Hugo, que des traces d'un genre un peu particulier.
Il mobilise d'une part de rares souvenirs personnels: il s'est trouvé pris entre deux feux le 5 juin 1832, dit-il, au passage du Saumon (p. 840). Il évoque aussi des traces dans la capitale, souvent éphémères, si difficiles à retrouver. Le texte est ponctué de références à des empreintes sur la pierre et sur le pavé, traces de balles et traces de sang. Ce sont autant d'indices qui nourrissent en profondeur le processus de mise en écriture de l'événement. On en trouve le meilleur exemple dans l'évocation des instants qui suivent l'un des assauts les plus violents contre la barricade de la Chanvrerie:
" On déposa les morts en tas dans la ruelle Mondétour dont on était toujours maître. Le pavé a été longtemps rouge à cet endroit. " (p. 931)
Puis l'attente recommence, jusqu'à l'assaut suivant. Hugo décrit alors l'insurgé Feuilly et l'activité à laquelle il se livre :
" Feuilly employa ces deux heures à la gravure de cette inscription sur le mur qui faisait face au cabaret VIVENT LES PEUPLES! Ces trois mots, creusés dans le moellon avec un clou, se lisaient encore sur cette muraille en 1848. " (p. 931)
L'insurrection se présente donc aussi comme fait mémorable, perceptible encore en 1862 grâce aux fantômes du passé. Elle parle encore, elle reste racontable, elle conserve une actualité. Hugo lui insuffle un peu de vie.
III. PHYSIONOMIES DE L'ÉVÉNEMENT
Un nom pour les 5 et 6 juin
Le premier apport de Victor Hugo, et non le moindre, concerne la dénomination de l'événement. Il refuse les perversions de taxinomies toutes faites, comme celle de Javert:
" Les faits possibles étaient en quelque sorte dans des tiroirs d'où ils sortaient dans l'occasion, en quantités variables ; il y avait, dans la rue, du tapage, de l'émeute, du carnaval, de l'enterrement ". (p. 1033)
C'est qu'il tient à établir que les 5 et 6 juin 1832 sont une " insurrection " et non pas une " émeute ". Il y a là bien davantage qu'une simple nuance: les tâtonnements successifs des années 1830 ont montré la difficulté de se fixer sur une dénomination et ont rendu évidents les enjeux d'un tel choix pour l'interprétation de l'événement. Car chaque terme souligne une prise de position sur son ampleur et sa nature. Hugo rouvre avec juin 1832 un dossier dont les enjeux restent sensibles trente ans plus tard alors même que l'objet des polémiques a changé: c'est la question de la légitimité du Second Empire qui est ici sous-jacente, puisque le Deux-Décembre représente pour l'écrivain un coup d'État illégitime qu'une tentative d'insurrection ne parvient pas à enrayer.
La démonstration déployée dans Les Misérables vaut qu'on s'y arrête. Hugo place la discussion sur le terrain de la légitimité politique, morale, historique. " La guerre du tout contre la fraction est insurrection, l'attaque de la fraction contre le tout est émeute. " (p. 830) L'événement-insurrection est guidé par l'idée et regarde vers l'avenir: rien de commun avec ces " petites émeutes partielles ", restes lamentables de juillet 1830, tournées vers le passé, qui rythment les lendemains des " Trois Glorieuses ". C'est pourquoi les 5 et 6 juin prennent rang parmi les symboles du combat juste contre l'oppresseur politique, ainsi que l'explique Hugo:
" Ce que combattaient les chefs de l'insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n'était pas précisément Louis-Philippe. [ ... ] Ce qu'ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l'avons expliqué, c'était l'usurpation de l'homme sur l'homme et du privilège sur le droit dans l'univers entier. " (p. 978)
La démarche n'est pourtant pas toujours facile à suivre. On y décèle des glissements à tout le moins paradoxaux. À quoi Hugo fait-il précisément référence lorsqu'il écrit que dans la " mise en scène " qu'il propose des 5 et 6 juin, il pourra lui arriver de parler d'émeute pour qualifier des " faits de surface " (p. 833) ? Il pose ici sans vraiment les résoudre la question des débordements et celle de l'hétérogénéité des motivations individuelles lors de l'événement.
L'insurrection en son époque
Hugo porte son attention sur la lisière de l'événement. Le mouvement qui aboutit à l'après-midi du 5 juin obéit à une logique rythmique précise. Là se devine un mouvement d'accélération de l'histoire, et de dévoilement des conflits: après l'immense engagement de l'été 1830 commence une période où chacun reprend son souffle, avide de repos. Mais tandis que cette pause représente pour les uns - les gouvernants d'août et le nouveau roi des Français - une fin en soi, les autres, déçus, aspirent secrètement à une reprise du mouvement. Hugo indique l'incompatibilité qui s'approfondit, évoque les grondements et les irritations qui sourdent dans le peuple.
Le rythme change dans les années 1831 et 1832. L'attente laisse place à une " fermentation " qui devient " fièvre " et " bouillonnement " vers avril 1832. Puis arrivent le 4 juin et le matin du 5, dont l'atmosphère est décrite par Hugo en un long paragraphe situé juste avant l'évocation des funérailles de Lamarque (p. 834-835). L'ébullition est parfaitement perceptible: aux premières colères, ténébreuses et mystérieuses, se substituent les préparatifs menés au grand jour. La " révolution possible ", et plus loin " l'événement possible " (p. 676): autant d'expressions qui placent précisément l'insurrection à mi-chemin entre hasard et nécessité.
Même si le dispositif mis en place par Hugo peut laisser croire à au caractère inéluctable de affrontement, le détail de ses indications permet de réintroduire le foisonnement hétérogène du réel. Marius, par exemple, aide à comprendre la diversité des accès possibles à l'événement: le 5 juin il apparaît étranger à la fièvre ambiante: tout à ses préoccupations personnelles il ne comprend pas la proposition faite au matin par son ami Courfeyrac de rejoindre le cortège funèbre de Lamarque; puis il erre dans Paris toute la journée du 5 sans se rendre compte de ce qui se passe dans la ville; il se trouve rue Plumet à neuf heures du soir : pour lui, l'insurrection n'a pas encore commencé. Inversement les amis de l'ABC et Enjolras à leur tête sont levés dès l'aube du 5, se retrouvent chez Courfeyrac en début de matinée, participent au cortège du début jusqu'à la fin, sont présents au pont d'Austerlitz lorsque la tension devient insoutenable.
À une toute autre échelle, Les Misérables consistent aussi en une réflexion sur la part de l'événement dans le devenir historique. D'une part, une maturation est sensible au cours du XIXe siècle. C'est d'abord le cas sur un plan stratégique et technique. La comparaison entre la barricade de la Chanvrerie et les deux grandes barricades de juin 1848 - " la Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple " - permet à Hugo de conclure sur une " éducation de l'émeute ". En 1832 la barricade est largement improvisée, construite de bric et de broc avec ce qui tombe sous la main, sans cesse refaite par petits bouts ; seize ans plus tard elle a mûri, elle devient ouvrage de professionnels de la guerre civile.
Il y a davantage. Dans le livre intitulé " Le 5 juin 1832 ", on peut lire que " l'évanouissement des guerres, de la guerre des rues comme de la guerre des frontières, tel est l'inévitable progrès. " (p. 833) ; les 5 et 6 juin 1832 représenteraient ce moment particulier de l'histoire où la violence reste maîtresse, mais où sa souveraineté est déjà appelée à s'effilocher. Ainsi s'exprime Enjolras dans un discours resté fameux:
" Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. Alors plus rien de semblable à la vieille histoire; On pourrait presque dire: il n'y aura plus d'événements. " (p. 941)
La disparition des événements ? La prédiction révèle un fulgurant idéal. Elle ouvre des perspectives inédites. Dans un avenir pacifié, les vecteurs de la violence - et l'événement en fait ici partie -, n'auraient plus lieu d'être. Pourtant le chef des insurgés ne peut être purement et simplement considéré comme le porte-parole du romancier, d'autant que bien des éléments des Misérables, à y regarder de près, perturbent cet idéal progressiste.
Les 5 et 6 juin, dans le roman, résultent d'un impressionnant collage. Si Hugo y insère des éléments de février 1848, de décembre 1851, ou même de mai 1839, c'est peut-être justement parce qu'il souhaite ébranler l'évidence d'une histoire linéaire, marquée du sceau de la continuité. Il en résulte que toutes ces bribes d'insurrection patiemment retranscrites dans Les Misérables apparaissent comme interchangeables.
De même, la comparaison récurrente dans le roman entre juin 1832 et les Thermopyles n'est pas simplement la reprise d'un lieu commun de la littérature du temps. Hugo trouve certes matière à illustrer de la sorte l'héroïsme des combattants, mais il donne à sa comparaison une portée qui dépasse largement les cadres habituels; à ses yeux, la résistance des Spartiates est déjà un combat insurrectionnel, un combat de barricades. L'épopée rue Saint-Denis dit à la fois les luttes parisiennes pendant la " période des émeutes " et des luttes de tous les temps et de tous les lieux.
Les conséquences en sont décisives. Hugo s'emploierait à montrer que juin 1832 indique le drame d'une histoire menacée par la répétition et les convulsions. La part obscure de l'événement, cette impossibilité d'en dire certains aspects effrayants dans le roman, telles en sont alors les caractéristiques immédiates.
Ce diagnostic pessimiste trouve pour une part ses origines dans l'expérience accumulée par Hugo entre le début de la rédaction et les années d'exil. La rupture décisive, c'est probablement la " guerre civile " de juin 1848, dramatique " révolte du peuple contre lui-même " (p. 926). Hugo est conduit à reconsidérer douloureusement les positions qui étaient les siennes sous la monarchie de Juillet, et il infléchit son analyse. Le processus apparaît avec une grande netteté dans les développements consacrés au régime de Juillet: les " quelques pages d'histoire " changent de sens entre la fin des années 1840 et le début des années 1860, et les jugements modérateurs que le narrateur reprenait d'abord à son compte sont mis au débit des " habiles ".
L'exilé de Guernesey décrit de plus, en filigrane, le combat du proscrit du Deux-décembre. 11 met en relation " la mort sur la barricade " et " la tombe dans l'exil " (p. 979), et il inscrit certaines scènes de combat dans une étonnante atmosphère marine qui évoque irrésistiblement son île. Dans ses derniers moments, la barricade est une digue, une falaise dressée face au flot de ses ennemis, Et à l'apogée de l'évocation, le combat final : " inondée d'assaillants ", elle résiste d'abord; pendant de longues minutes, " elle ne se couvr[e] d'assaillants que comme la falaise d'écume, pour reparaître l'instant d'après, escarpée, noire et formidable. " (p. 980)
La concordance des temps si aisément observable peut contribuer à expliquer la présence d'un drapeau rouge et non tricolore au sommet de la barricade des Misérables. Peu importe ici à Hugo que les drapeaux rouges aient été très minoritaires en juin 1832. Celui qui flotte sur la barricade de la Chanvrerie se comprend mieux dans le contexte de l'exil qu'en référence à 1832: si l'on en croit Maurice Dommanget, cette couleur fait office vers 1862 de signe de ralliement pour les socialistes et les républicains, réfugiés dans les îles anglo-normandes.
Une fois encore Victor Hugo plonge au cœur de l'événement. Il en décrit la place incertaine dans le devenir et il souligne les oscillations permanentes auxquelles contraint l'analyse. L'auteur des Misérables déploie une pensée tout ensemble optimiste - le progrès finit toujours par se frayer un chemin - et pessimiste - c'est au prix de sang et de larmes. Il dévoile dans cette perspective précise l'une des complexités majeures de l'événement.
Rythmes de l’événement
Comme il l'a fait pour les temps qui précèdent les combats, Hugo présente une approche temporelle rythmée et différenciée lorsqu'il décrit les 5 et 6 juin 1832. L'insurrection ne se déroule pas dans un temps homogène. La tendance générale est à la dilatation des rythmes, entre l'étincelle du pont d'Austerlitz et la chute de la barricade, ultime soubresaut insurrectionnel; mais un ensemble de rythmes autonomes, voire discordants, relativisent ce mouvement général.
Premier moment unique dans sa forme et dans son expression: celui du déclenchement, le 5 juin. Le choc est d'autant plus brusque que l'instant fatal succède à d'interminables minutes où le temps semble suspendu:
" Les dragons s'avançaient au pas, en silence, pistolets dans les fontes, sabres aux fourreaux, mousquetons aux porte-crosse, avec un air d'attente sombre. " (p. 837)
Le basculement dans l'événement fait l'objet d'une dramatisation extrême. Hugo n'évoque pas un premier coup de feu, mais trois à la fois, partis d'on ne sait où. L'insurrection est déjà toute entière dans cet instant. Deux coups sont mortels, mais tandis que le premier abat un officier, le second fauche une pauvre femme étrangère aux événements ; le troisième manque son but. La violence se déchaîne ici dans son aveuglement et son efficacité mêlés.
Les phases suivantes de l'insurrection obéissent au principe de la dilatation progressive. La première vague des faits relatés par Hugo déferle en moins d'un quart d'heure. Puis se juxtaposent une série d'indications qui portent sur la première heure des combats. Ensuite, un bilan préliminaire est esquissé avant même que se soient écoulées trois heures d'insurrection; là se dessine la physionomie de l'événement, apparaissent les premières ripostes sérieuses des forces de l'ordre, s'organise au centre de Paris une " sorte de citadelle inextricable, tortueuse, colossale. " (p. 840)
Avec l'arrivée de la nuit les heures passent sur un rythme nouveau: les moments d'affrontements intenses sont rares; de longues heures d'attente les séparent. Les notations temporelles se font de plus en plus floues. Il faut faire effort pour réaliser que le premier assaut de la barricade et la mort de Mabeuf ont lieu vers dix heures du soir. Seules les lueurs de l'aube indiquent aux insurgés et au lecteur l'arrivée du jour.
Quant à la journée du 6 juin, elle se caractérise par l'absence de l'essentiel des repères temporels ; seule une attention extrême au texte permet de réaliser que J'attaque de l'artillerie a lieu au point du jour, la mort de Gavroche vers onze heures, l'assaut final autour de midi. Quant au reste du mouvement insurrectionnel, il devient extrêmement difficile de s'en faire une idée. Seuls émergent des petits morceaux d'information, çà et là, sous forme de bruits ou bien à la faveur d'une reconnaissance dans les rues voisines.
Les lieux de l’événement
Les remarques relatives aux temps de l'insurrection restent valables lorsqu'on les transpose sur un plan spatial. Plus précisément, le temps et l'espace sont deux formes de cette discontinuité si frappante. L'évocation des premières minutes d'insurrection est caractéristique. Après avoir rapporté des dizaines de faits précis et localisés, sans ordre apparent - " Voici ce qui se passait presque en même temps sur vingt points différents de Paris " (p. 838)-, Hugo reprend son souffle et glisse cette remarque essentielle:
" Tout ce que nous racontons ici lentement et successivement se faisait à la fois sur tous les points de la ville au milieu d'un vaste tumulte, comme une foule d'éclairs dans un seul roulement de tonnerre. " (p. 839).
Le romancier dit ici l'immense difficulté à traduire dans le récit l'extraordinaire diversité de l'événement. Est-il possible d'écrire cette simultanéité ? Hugo perçoit que la juxtaposition brute de faits ne suffit pas à résoudre le problème. Il touche une limite dans l'écriture de l'événement, il sonde le gouffre où son récit l'entraîne.
À l'écriture haletante et décousue des premières pages succède un procédé différent, nouvelle tentative d'expression de l'événement. La relative stabilisation au soir du 5juin laisse apercevoir une ville en plusieurs parties, que traduit le parcours de Marius vers la barricade. Les quartiers périphériques, épargnés par l'insurrection, en semblent détachés ("on prenait des glaces du café Laitier, on mangeait des petits gâteaux à la pâtisserie anglaise. ") À ce premier cercle succède un espace intermédiaire, où l'éclairage diminue, où se presse une foule morne et silencieuse, mobile d'abord, stable ensuite dans l'obscurité et le bourdonnement des murmures. De ce cercle au suivant, du territoire de la foule à celui de l'armée, la transition est cette fois brutale. Les patrouilles et les sentinelles, les faisceaux de fusils rendent impénétrable le domaine de l'événement. Cet obstacle franchi commence alors pour Marius un parcours sans repère, ponctué de sensations et d'objets incertains. C'est, nous dit Hugo, un " trou sombre creusé au milieu de Paris " (p. 883), une " monstrueuse caverne " (p. 884). Dernière étape dans cette marche largement initiatique: la proximité de la barricade, l'" extrême bord ", distinct encore de ce qui précède, faiblement éclairé par la rougeur des torches. C'est l'ultime obstacle qui se présente, la barricade à enjamber. Le cœur même de l'événement apparaît comme l'espace de l'absolu mystère.
Hugo ne dépeint donc pas une ville mais plusieurs, souvent imperméables l'une à l'autre, ou bien encore encastrées l'une dans l'autre. L'insurrection est sur ce plan aussi un phénomène pluriel: les espaces se dilatent ou se rétractent en fonction des combats. Ce n'est que très progressivement que Paris retrouve une cohérence mise à mal. La progression des forces de l'ordre réduit le périmètre insurrectionnel, éteint les embrasements périphériques, permet de reprendre possession de l'espace un moment désordonné.
Dans ce contexte, la barricade représente un point de vue privilégié sur l'événement. Elle contribue à donner leur part d'humanité à ces deux journées de combats. C'est la transposition fidèle d'un organisme ; système respiratoire, avec les ouvertures et les passages qui jusqu'à l'assaut final la relient à l'extérieur - en ce sens, l'assaut s'apparente à un étouffement - ; vaste récupération de restes en tous genres, les futailles vides de la veuve Hucheloup, un matelas, l'omnibus " couché sur le flanc " (p. 867), le vêtement-drapeau du père Mabeuf, objets qui évoquent irrésistiblement l'humain. Et ces éléments sont davantage spirituels que matériels : construire la barricade, c'est en définitive dans l'esprit de Hugo
" élever, échafauder et entasser un monceau de misères, de douleurs, d'iniquités, de griefs, de désespoirs, et arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s'y créneler et y combattre ".
Sa verticalité accentue son pouvoir d'expression. Elle sort de terre en un clin d’œil ; image concrète du soulèvement insurrectionnel, son élan est tourné vers le haut. Au fil des heures le travail de surrection se poursuit, conformément aux exhortations de Gavroche : " C'est tout petit, votre barricade. Il faut que ça monte. " (p. 870) Pendant la nuit du 5 au 6, " on l'avait exhaussée de deux pieds. Des barres de fer plantées dans les pavés ressemblaient à des lances en arrêt " (p. 930) ; quelques heures plus tard, pour répondre à la pression des assaillants, l'un des insurgés propose : " Soit. Élevons la barricade de vingt pieds de haut, et restons-y tous. " (p. 934) Et plus tard encore: " La barricade était plus forte que lors de la première attaque. [ ... ] on l'avait exhaussée encore. " (p. 944) De la sorte, la barricade est toujours inachevée, tension constante vers un but impossible à atteindre.
La barricade tend en fait à déborder ses propres limites : elle prend racine sous terre et trouve son prolongement au-dessus d'elle-même. Elle s'appuie sur le monde des soupiraux et des caves, d'où proviennent certains des matériaux de construction, et qui servent de retranchements. D'en-haut - des airs - tombent deux objets providentiels, le matelas qui protège de la mitraille et l'uniforme qui rend possible la fuite d'un insurgé. Par en-bas, par les égouts, parvient à fuir jean Valjean avec Marius sur le dos.
La dimension essentiellement verticale de la barricade n'est pas sans influence sur le type de liens qu'elle entretient avec les espaces alentour. Ce n'est ni vers le haut, ni vers le bas qu'elle trouve ses limites, mais autour d'elle. Prendre la barricade, c'est donc l'araser, en rogner les arêtes. Tel est le destin de la barricade de la Chanvrerie, sous l'effet du canon:
" Le sommet de la muraille avait disparu. [ ... ] et les débris qui étaient tombés, tantôt à l'intérieur, tantôt à l'extérieur, avaient fini, en s'amoncelant par faire, des deux côtés du barrage, deux espèces de talus, l'un au-dedans, l'un au-dehors. Le talus extérieur offrait à l'abordage un plan incliné. " (p. 983)
La barricade symbolise bien l'événement. Elle est une protestation contre la direction imposée aux esprits par une monarchie de juillet qui a cherché selon Hugo à " couper les angles et les ongles, ouater le triomphe, emmitoufler le droit, envelopper le géant peuple de flanelle et le coucher bien vite". (p. 656) Et la défaite des défenseurs de la barricade, avec le massacre final, marque la vanité de cette protestation.
Les Misérables créent un choc dès leur sortie. Ils font événement. Mais cet événement peut-il se concevoir comme un prolongement, un écho plus ou moins direct des 5 et 6 juin 1832 ?
Pour Hugo le statut des 5 et 6 juin 1832 dans Les Misérables est absolument central
" Il serait fâcheux, écrit-il le 8 mai 1862 à son éditeur Lacroix, qu'en lisant le manuscrit avant tout le monde, vous eussiez trop présente à l'esprit l'éventualité. Cela vous troublerait l'effet. Le dénouement sort de la barricade; ce tableau d'histoire agrandit l'horizon et fait partie essentielle du drame ; il est comme le cœur du sujet; il fera le succès du livre en grande partie."
Les lecteurs relaient-ils cette analyse ? Même s'il apparaît vain de chercher à reconstituer la réception des Misérables, plusieurs indices le laissent penser. Des voix s'élèvent, celles de partisans d'une censure de l'ouvrage : Cuvillier-Fleury, dans le journal des Débats, organe officieux du régime, le 29 avril 1862; Adolphe Thiers; L. Gauthier, dans le Monde du 17 août 1862, qui dit son aversion pour la quatrième partie du roman, et argumente :
" On ne peut lire sans un dégoût invincible, tous les détails que donne M. Hugo de cette savante préparation des émeutes de la rue Transnonain [sic], et du cloître Saint-Merry. Pour l'honneur de la race humaine et [ ... 1 de la France, nous voulons croire que le poète a cédé une fois de plus à son imagination."
Et puis, au début de l'année 1870, juin 1832 refait surface avec une étonnante netteté, partiellement par le biais des Misérables. L'assassinat du journaliste Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte entraîne la mobilisation des républicains contre le régime impérial. On craint dans l'entourage de l'empereur la réitération des affrontements qui ont ensanglanté la capitale près de quarante ans plus tôt. Lorsque tout danger est écarté, on peut lire dans la presse impériale des articles comme celui-ci:
" Avouez que cela manque de nouveauté et d'invention. Le corps de Lamarque en 1832, le cadavre du boulevard des Capucines en 1848, [ ... 1 ce corps de Victor Noir promené en effigie, faute de mieux, dans les feuilles républicaines, quels recommenceurs, quels rabâcheurs du répertoire Hugo, quels monotones croque-morts révolutionnaires"
En face les enthousiasmes sont tout aussi marqués : madame Hugo rapporte en mai 1862 - l'expression qu'elle choisit est très caractéristique - que de "hautes murailles de livres qui eussent pu servir de barricades " encombrent les locaux de l'éditeur Pagnerre. Pendant la guerre de Sécession, des combattants prennent le surnom d'Enjolras ou de Bossuet. Puis c'est Romain Rolland qui en 1935, à l'occasion du cinquantenaire de la mort de Hugo, évoque l'influence qu'a exercé sur lui le " chantre de la Révolution et des Révolutions - l'évocateur des barricades de 1832 et de Quatrevingt-Treize".
On n'en conclura pas pour autant à une persistance pure et simple de la mémoire de juin 1832 grâce à Hugo. Les scènes de combats, à supposer qu'elles soient davantage mémorisées par le lecteur que le reste, ont tendance à devenir atemporelles dans les esprits. Nombreux sont les lecteurs du roman qui ne sauraient dire quel événement précis évoque l'insurrection des Misérables. Il n'empêche que retraduite, retravaillée, elle continue à être porteuse de sens. Elle entre dans une vulgate et elle en arrive à représenter certains des aspects du siècle passé. La notice " Hugo " du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français en témoigne " Il est difficile d'imaginer certains événements de l'histoire révolutionnaire de la monarchie de Juillet autrement que Victor Hugo les a décrits."
Car dans Les Misérables Hugo porte son attention à certaines des caractéristiques les plus fondamentales de l'événement. Il reprend à sa façon et sous un angle inédit un important travail d'élucidation; il imprime à l'histoire de l'insurrection une marque décisive pour les temps à venir. Progressivement effacés dans l'histoire, les 5 et 6 juin 1832 retrouvent ainsi une place très particulière, à la fois profonde et diffuse, par le biais de la littérature.