Auteur(s) : Franck Laurent
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La Fin de Satan : une épopée bien scénarisée – et inachevée
Écrite à Jersey, au début de l’exil de Hugo, principalement en 1854 après la publication de Châtiments, La Fin de Satan s’appuie sur un scénario d’une remarquable efficacité, et, somme toute, d’une grande cohérence.
Le récit épique se déploie selon deux lignes spatio-temporelles : l’une, « Hors de la terre », est centrée sur Satan, sa chute (qui ouvre l’œuvre), sa souffrance et sa haine, finalement son rachat (clairement prévu et programmé, mais à peine ébauché par Hugo) ; l’autre, sur terre, recompose une histoire de l’humanité essentiellement biblique dans ses premiers épisodes (le déluge, l’âge babélien de Nemrod, la vie et la passion du Christ) avant de précipiter dans l’histoire contemporaine avec la prise de la Bastille et la Révolution française.
Le procédé narratif du montage alterné, qui permet le retour, entre chaque épisode terrestre, d’un épisode « Hors de la terre », ménage cependant plusieurs points d’articulation précis, non seulement symboliques mais narratifs, principalement sur le mode d’une causalité orientée vers la terre, selon la figure de l’engendrement. Dès les premiers vers de l’œuvre, Satan dans sa chute « Hors de la terre » profère trois blasphèmes contre le Très-Haut qui engendreront trois figures du mal terrestre : « mort ! / Ce mot plus tard fut homme et s’appela Caïn[1] » ; « Tu mens ! – Ce mot plus tard fut l’âme de Judas[2] » ; « Satan rit, et cracha du côté du tonnerre / […] Ce crachat fut plus tard Barrabbas[3]. »
Mais c’est surtout (du moins dans l’état d’inachèvement du texte) la première fille de Satan, Isis-Lilith, figure spectrale de la Fatalité, qui permet et organise les points de rencontre narratifs entre les deux lignes du récit. C’est le seul « personnage » qui s’incarne (si l’on ose dire) tantôt sur terre, tantôt « Hors de la terre ». C’est elle qui (à la fin de l’épisode du déluge), révèle le mode d’engendrement des trois grands symboles du mal qui vont scander le récit « terrestre » de l’épopée : c’est elle qui relate que Caïn a tué son frère au moyen de trois armes, un clou, un bâton, une pierre, et c’est elle qui profère :
[…] Clou d’airain qui servis au bandit,
Tu t’appelleras Glaive et tu seras la guerre ;
Toi, bois hideux, ton nom sera Gibet ; toi, pierre,
Vis, creuse-toi, grandis, monte sur l’horizon,
Et le pâle avenir te nommera Prison[4].
Sont ainsi programmés, narrativement légitimés, les trois grands épisodes terrestres du récit : « Le Glaive », centré sur la figure de Nemrod, le premier conquérant-despote ; « Le Gibet », centré sur le supplicié divin, le Christ et sa Croix ; le troisième, « La Prison » : la Bastille et sa prise par le peuple de Paris, bref, la Révolution – épisode à peine ébauché par Hugo, mais vers lequel est tendu, explicitement, toute l’organisation fictionnelle de La Fin de Satan.
Plus précisément encore, Isis-Lilith spécifie à deux reprises le lieu privilégié de la pierre (ce qu’elle ne fait pas pour les deux autres armes de Caïn), orientant ainsi le déroulé d’un récit terrestre d’abord majoritairement oriental (l’espace biblique) vers un dénouement « français ». D’abord par le lieu de sa première apparition terrestre (après le déluge) sur les bords d’un fleuve que le texte identifie de plus en plus clairement à la Seine[5], et sur les bords duquel, là où se dressera Paris, elle enfouit la pierre homicide, celle du premier meurtre. Une seconde fois, dans une adresse à Satan où s’articulent, au sein du même nœud fictionnel, temps mythologiques et temps historiques :
« Sois content. Tout est fauve, impitoyable et triste.
« Tu règnes. Cependant un obstacle résiste ;
« Dans cette fourmilière obscure un peuple luit ;
« Il est le verbe, il est la voix, il est le bruit ;
« Il agite au-dessus de la terre une flamme ;
« Ce peuple étrange est plus qu’un peuple, c’est une âme ;
[…]
« Pas de haute action que ses mains ne consomment ;
« Les autres nations l’admirent, et le nomment
« France, et ce nom combat dans l’ombre contre nous.
« Cette France est l’amour et la joie en courroux,
[…]
« Elle a Paris, la Ville univers, pour cerveau ;
« Sur l’horizon humain, vaste, orageux, nouveau,
« Elle souffle la vie ainsi qu’une tempête.
« Mais écoute, ce peuple est vaincu : sur sa tête
« J’ai mis le joug ; il est l’aube, je suis la fin.
« La pierre dont Abel fut frappé par Caïn
« Gisait dans le sang, noire, inexorable, athée ;
« Tu t’en souviens, je l’ai ramassée et jetée
« Près de la Seine, ainsi qu’une graine en un champ ;
« Ton haleine, perçant le globe, et la touchant
« L’a fait croître et grandir jusqu’au ciel, tour affreuse ;
« Cette tour en cachots innombrables se creuse ;
« Les rois en font leur antre ; elle écrase Paris ;
« Elle éteint sa lumière, elle étouffe ses cris ;
« C’est là que toute chaîne aboutit et commence ;
« Elle est le cadenas de l’esclavage immense ;
« Elle est la glace au front de la France qui bout ;
« Elle est la tombe ; et l’ombre avec elle est debout.
[…]
« La prison de la France est le cachot du monde.
« Maintenant, c’est fini, tout râle et rien ne gronde ;
« Ris, Satan. Plus que toi les hommes sont proscrits ;
« La Bastille, implacable et dure, est sur Paris[6] »
Mais, le lecteur le sait, la Bastille tombera. Le propos d’Isis-Lilith relèverait donc de l’ironie objective : elle serait, dans son discours de la Fatalité, l’annonciatrice inconsciente d’une happy end épique, éthique, politique et métaphysique : la victoire finale de la Liberté.
Or les choses ne sont pas si simples, même en oubliant que Hugo n’a pas écrit ce dénouement heureux.
Il faut revenir à la déclinaison narrative des deux premières figures du mal : le clou et le bâton, le Glaive et le Gibet. Avec Isis-Lilith annonçant, au sortir du déluge, la transfiguration des armes du premier meurtre, la Fatalité énonce les germes d’un triple état du mal humain. Mais elle n’annonce pas pour autant la trame narrative des deux épisodes terrestres (entièrement rédigés, eux), « Le Glaive » et « Le Gibet ».
En effet, si ces deux épisodes confirment et exemplifient la situation fatale annoncée par Isis-Lilith, ils lui opposent bientôt une action dont le dénouement semble susceptible de remettre en cause l’état initial de la situation – et qui pourtant s’avère impuissante, ce que le poète narrateur constate mélancoliquement, en conclusion des deux épisodes.
Nemrod, symbole humain du Glaive, pousse la situation jusqu’à son extrême, jusqu’à vouloir conquérir le soleil – mais il retombe mort sur terre, transpercé par la flèche qu’il a décoché contre l’astre. Et pourtant :
[…] Nemrod disparu n’emporta pas la Guerre.
Elle resta, parlant plus haut que le tonnerre ;
Son regard au sillon faisait rentrer l’épi ;
Et ce spectre, mille ans, sur le monde accroupi,
Lugubre, et comme un chien mâche un os, rongeant l’homme,
Couva l’œuf monstrueux d’où sortit l’aigle Rome[7].
Jésus, selon une toute autre modalité, confirme par sa crucifixion le pouvoir fatal du Gibet – mais sa résurrection, fondatrice d’une religion nouvelle, semble mettre à bas cette fatalité. Or la conclusion de l’épisode est toute autre :
La flagellation du Christ n’est pas finie.
Tout ce qu’il a souffert dans sa lente agonie,
Au mont des oliviers et dans les carrefours,
Sous la croix, sur la croix, il le souffre toujours.
[…]
Chaque fois que le prêtre, époussetant ses dieux,
Chante au crime Hosannah, bat des mains aux désastres,
Et dit : gloire à César ! là-haut, parmi les astres,
Dans l’azur qu’aucun souffle orageux ne corrompt,
Christ frémissant essuie un crachat sur son front.
– Torquemada, j’entends le bruit de ta cognée.
Tes bras sont nus, ta face est de sueur baignée ;
À quoi travailles-tu seul dans ton noir sentier ? –
Torquemada répond : – Je suis le charpentier.
Et j’ai la hache au poing dans ce monde où nous sommes.
– Qu’est-ce donc que tu fais ? – Un bûcher pour les hommes.
– Avec quel bois ? – Avec la croix de Jésus-Christ.
[…]
Sous cette croix que charge une horreur inconnue,
Ce qu’on nomme ici-bas Justice, continue.
[…]
Le Calvaire n’a point découragé la grève ;
Montfaucon à côté du Golgotha s’élève ;
[…]
Ainsi mourut Jésus ; et les peuples depuis,
Atterrés, ont senti que l’Inconnu lui-même
Leur était apparu dans cet Homme Suprême,
Et que son évangile était pareil au ciel.
Le Golgotha, funeste et pestilentiel,
Leur semble la tumeur difforme de l’abîme ;
Fauve, il se dresse au fond mystérieux du crime ;
Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu
Où la religion, sinistre, tua Dieu[8].
Ainsi, ces deux épisodes terrestres de la fiction, loin d’énoncer des seuils, des ruptures dans l’histoire de l’humanité, loin d’ordonner clairement un récit du progrès, semblent s’engluer dans l’éternel ressassement du mal, et configurer un temps désespérément immobile.
Dans un tel cadre narratif, qu’est-ce qui peut conférer, en quelque sorte a priori, une puissance particulière à ce troisième épisode, la prise de la Bastille et la Révolution française (puissance en quelque sorte programmée par le texte, indépendamment même de son inachèvement) ?
D’abord (surtout ?) la magie narrative du chiffre trois. Magie empruntée moins sans doute au corpus épico-religieux (même le mystère de la Trinité n’a guère de puissance proprement narrative) qu’à celui des contes de fées d’une part, et, d’autre part, des philosophies de l’histoire qui au dix-neuvième siècle, de Hegel à Comte en passant par Cousin, érigent le rythme ternaire en dialectique de l’esprit et en cheminement orienté du monde. Selon ces deux « modèles », si 1 et 2 déçoivent jusqu’à sembler échouer, 3 réalise, révélant au passage la valeur relative de 1 et 2, inaperçue ou seulement entr’aperçue avant lui. La prise de la Bastille réalisera ce que la mort de Nemrod et la résurrection du Christ n’auront fait, rétrospectivement, qu’annoncer.
Plus précisément, c’est la fiction narrative « Hors de la terre » qui programme l’efficacité de ce qui devait être, dans le scenario de La Fin de Satan, le dernier épisode terrestre. D’abord dans le deuxième épisode, situé textuellement entre « Le Glaive » et « Le Gibet », entre la mort de Nemrod et la Passion du Christ, le récit de la naissance d’un ange, né d’une plume de Satan échappée au début de sa chute. Cet épisode s’achève sur la nomination divine du nouveau venu, qui est une nouvelle venue (car, au moins dans ce cas, les anges ont un sexe) :
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l’aigle et la vierge ;
Sa face, défiant le gouffre qui submerge,
Mêlant l’embrasement et le rayonnement,
Flamboyait, et c’était, sous un sourcil charmant,
Le regard de la foudre avec l’œil de l’aurore.
L’archange du soleil, qu’un feu céleste dore,
Dit : – De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu !
Alors dans l’absolu que l’Être a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre : – Liberté[9].
Dans la troisième section « Hors de la terre », située donc entre « Le Gibet » et « La Prison », entre la Croix et la Bastille, l’ange Liberté, autorisée par Dieu, passe du Ciel à l’Enfer, retrouve son père Satan, et, au terme d’une confrontation avec sa sœur maléfique Isis-Lilith, arrache au grand maudit la permission d’aller là-bas, sur la terre des hommes :
« Consens ! Oh ! moi qui viens de toi, permets que j’aille
« Chez ces vivants, afin d’achever la bataille
« Entre leur ignorance, hélas, et leur raison,
« Pour mettre une rougeur sacrée à l’horizon,
« Pour que l’affreux passé dans les ténèbres roule,
« Pour que la terre tremble et que la prison croule,
« Pour que l’éruption se fasse, et pour qu’enfin
« L’homme voie, au-dessus des douleurs, de la faim,
« De la guerre, des rois, des dieux, de la démence,
« Le volcan de la joie enfler sa lave immense[10] !
Cohérence et lisibilité du scénario : le prochain et dernier épisode terrestre, « La Prison », verra l’entrée, dans la ligne narrative des temps historiques, de la nouvelle envoyée de l’Hors de la terre, la Liberté, quand les épisodes précédents n’avaient vu pour seule intermédiaire entre les deux mondes que sa sœur spectrale, Isis-Lilith, la Fatalité. Plus radicalement encore, et dans une symétrie quasi absolue, l’intervention de l’ange Liberté sur les bords de la Seine au moment où croulera l’emblème historique de la Prison, compensera et rédimera la présence du spectre Fatalité sur les bords du même fleuve, quand, au sortir du déluge, elle y laissa la pierre du premier homicide. Ainsi est « programmée », « expliquée », « justifiée » narrativement, dans et par la fiction, la puissance du dernier épisode, la Révolution française – quand la mort de Nemrod et la résurrection du Christ s’étaient avérées impuissantes à en finir avec le mal historique.
Seul bémol, mais il est de taille : Hugo n’a pas écrit ce dernier épisode, pas plus que l’épilogue « Hors de la terre » qui devait conclure l’épopée[11]. Après l’essentiel de la rédaction en 1854, il y revient partiellement à plusieurs reprises, en 1859, 1860, 1862, sans aboutir. La Fin de Satan ne sera publiée qu’après sa mort – première des œuvres posthumes, en 1886.
Les raisons d’un inachèvement, si tant est qu’on puisse les déterminer, sont toujours obscures et multiples. Dans le cas de La Fin de Satan, on a souvent mis en avant l’hypothèse suivante : Hugo aurait plus ou moins clairement compris qu’il ne pouvait pas « écrire » 1789, inscrire l’événement dans une fiction épico-religieuse éminemment prescriptrice de sens, avant d’avoir percé l’énigme de 1793. De fait quand, après s’être plongé dans une autre épopée religieuse, Dieu, également inachevée et posthume, Hugo fin 1857 entame le projet épique qui deviendra La Légende des Siècles, c’est d’abord à la Révolution qu’il s’attache, mais à 1793 plutôt qu’à 1789[12].
La Révolution et La Légende des siècles ; la Révolution dans La Légende des siècles
Écrit pour l’essentiel fin 1857, le poème épique intitulé La Révolution mobilise le motif fantastique des statues vivantes. Dans l’ombre d’une nuit indéterminée recouvrant un Paris sans vie, la statue équestre d’Henri IV quitte la pointe de l’île de la Cité pour aller trouver, place des Vosges, la statue de Louis XIII ; elle l’entraîne à sa suite jusqu’à la place des Victoires où elles retrouvent la statue de Louis XIV, et les trois cavaliers royaux se dirigent nocturnes vers la place Louis XV, où ils comptent retrouver la statue du Bien-Aimé. Parallèlement, les mascarons du Pont-Neuf, attribués par le poète narrateur à Jean Goujon, sacré par lui génie grotesque et populaire, crient la misère du peuple sous les rois Bourbons, évoquent la dimension tyrannique de leur pouvoir, qui culmine avec le portrait de Louis XV. Pendant ce temps les statues royales progressent silencieuses vers la grande place de l’ouest parisien, où les attend un spectacle étrange :
Et les trois rois marchaient sur le quai ténébreux,
Sans entendre ces cris de l’ombre derrière eux.
[…]
O terreur ! au milieu de la place déserte,
Au lieu de la statue, au point même où leurs yeux
Cherchaient le Bien-Aimé triomphal et joyeux,
Apparaissaient, hideux et debout dans le vide,
Deux poteaux noirs portant un triangle livide ;
Le triangle pendait, nu, dans la profondeur ;
Plus bas on distinguait une vague rondeur,
Espèce de lucarne ouverte sur de l’ombre ;
Deux nuages traçaient au fond des cieux ce nombre :
–Quatrevingt-treize – chiffre on ne sait d’où venu.
[…]
Une pourpre, semblable à celle qui ruisselle
Et qui fume le long du mur des abattoirs,
Filtrait de telle sorte entre les pavés noirs
Qu’elle écrivait ce mot mystérieux : Justice.
[…]
Les rois lisaient le mot écrit sur le pavé.
[…]
Une tête passa dans l’ombre formidable.
Cette tête était blême ; il en tombait du sang.
[la tête s’adresse à la statue d’Henri IV :]
– Je suis le petit-fils de votre petit-fils.
– Et d’où viens-tu ?
– Du trône. O rois, l’aube est terrible !
– Spectre, quelle est là-bas cette machine horrible ?
– C’est la fin, dit la tête au regard sombre et doux.
– Et qui donc l’a construite ?
– O mes pères, c’est vous[13].
Cette chute brutale de la fiction narrative est complétée d’un épilogue discursif et réflexif[14], dont on cite ici les premiers et les derniers vers :
Soit. Mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine
N’est pas le dénouement, et l’aurore est certaine ;
[…]
L’aigle de la montagne est rentré dans son aire ;
Il a fait en passant sa visite au tonnerre ;
Maintenant, l’œil fixé sur l’abîme vermeil,
Calme, il rêve au moyen d’atteindre le soleil[15].
93 est ainsi figuré, accepté et justifié : vengeance qui a droit de se nommer Justice, même sous les formes cauchemardesques de l’apparition spectrale d’une tête coupée, et sous les formes ignobles d’une rigole de sang, suintant entre les pavés comme d’un abattoir. Mais ainsi figuré, accepté et justifié, 93 doit immédiatement être renvoyé à un passé qui ne doit pas revenir, si l’on veut laisser le champ libre au travail de l’avenir. C’est le propos de l’épilogue, lequel importe alors tant à Hugo qu’il le reprend à nouveau frais en écrivant, dans la foulée du poème La Révolution, deux longs poèmes philosophiques : Le Verso de la page et La Pitié suprême.
Nul inachèvement donc, à la différence de La Fin de Satan et de Dieu. C’est plutôt un parachèvement, voire un surachèvement qui caractérise ce bloc poétique de 1857-1858, par lequel Hugo parvient à figurer et formuler sa lecture de l’événement 93, dans ses dimensions historiques et politiques, morales et religieuses, et dont somme toute il ne variera guère désormais (on la retrouve pour l’essentiel dans son dernier roman, publié en 1874, Quatrevingt-Treize).
Pourtant, ce bloc qui devait constituer le foyer de cette Légende des siècles dans laquelle se lance alors Victor Hugo, en sera finalement exclu, qu’il s’agisse de la Première Série de 1859, de celle de 1877, ou des suivantes. La Pitié suprême ne sera publiée qu’en 1879, le poème La Révolution en 1881 dans Les Quatre Vents de l’esprit dont il constituera « Le Livre épique » ; quant au Verso de la page, il sera démembré par son auteur qui le réemploiera par fragments, surtout dans plusieurs poèmes de L’Année terrible (1872).
On en est à nouveau réduit aux hypothèses. La première, c’est évidemment la crainte de la censure. Après Napoléon le petit et Châtiments, le grand exilé tâche de retrouver les voies de la publication licite en France, ce qui l’oblige, et avec lui ses éditeurs, à toutes sortes de négociations internes et à une relative autocensure. Certes, évoquer pour le justifier 93, en cette fin des années 1850, c’était risquer une interdiction du recueil entier, ce que Hugo souhaite alors éviter. Mais si l’argument vaut peut-être pour la Première Série de la Légende, il ne fonctionne pas pour les suivantes, pas même pour celle de 1877 – surtout alors que Quatrevingt-Treize a déjà paru, avec succès, trois ans plus tôt.
Autre hypothèse : l’éditeur de La Légende des siècles, Hetzel, s’est montré peu enthousiaste vis-à-vis des projets d’épopées religieuses que lui a soumis Hugo, La Fin de Satan, et surtout Dieu. En revanche, l’idée d’un poème épique de l’humanité, fragmenté en « Petites épopées » (ce sera le sous-titre de la Légende de 1859), l’enthousiasme, parce qu’il soupçonne que, sur ce mode, le public répondra présent à cette énième tentative de renouveler en France le genre épique. Hugo, lui aussi soucieux du public et très conscient de ses capacités dans la poésie narrative, se plie sans trop rechigner à ces amicales pressions qui le conduisent à minorer la veine discursive et philosophique de sa création, dans ce cadre. Mais si ce projet éditorial tend à l’évidence à écarter Le Verso de la page et La Pitié suprême, il n’en va pas de même pour La Révolution, pièce qui, par son format, sa composition narrative et sa « couleur », s’intègrerait parfaitement dans la Légende de 1859, et a fortiori dans celle de 1877 (un peu moins narrative, un peu plus discursive).
Surtout, ce bloc finalement écarté, Hugo ne le remplace pas. La fictionnalisation épique de la Révolution, par laquelle Hugo commence la rédaction de La Légende des siècles, et qui devait en constituer le foyer, ou le centre de gravité, disparaît narrativement de La Légende des siècles publiée. Dans la Première Série de 1859, à la section intitulée « Dix-septième siècle : Les Mercenaires » succède abruptement la section « Maintenant », ouverte par la pièce « Après la bataille », qui relate un épisode des guerres de Napoléon Premier ; dans la Nouvelle Série de 1877, après la section XVI « La Comète » consacrée à la découverte de Halley à la fin du dix-septième siècle, le recueil abandonne durant trois sections toute organisation chronologique claire, pour retomber sans transition, avec la section XXI, dans « Le temps présent », dont le seul épisode consacré à la Révolution est celui, latéral et paradoxal, consacré à la mort de Jean Chouan. Bref, dans cette épopée qui se propose de retracer l’histoire humaine par fragments narratifs, en miettes fictionnelles, et toujours sous-tendue par une dimension religieuse qui s’inscrit dans l’organisation narrative, « D’Ève à Jésus » à « La Trompette du jugement », respectivement première et dernière sections de la Première Série, ou, tout aussi clairement quoique moins strictement informé par la référence biblique, de « La Terre » à l’« Abîme » (pièce dont le dernier mot, le dernier vers, est formulé par « Dieu »), première et dernière sections de la Nouvelle Série de 1877 – dans cette épopée de l’humanité, donc, Hugo refuse la modalité narrative et fictionnelle à la Révolution française. Certes, il n’est pas malaisé de lire sa présence à peu près constante, quoique presque toujours indirecte. Elle précipite symboliquement dans certains récits privilégiés, où, par divers procédés textuels, Hugo surimpose le fait Révolution au récit explicite : c’est le cas surtout du « Satyre » dans la Première Série, ou de « La Comète » dans la Nouvelle. Reste que, dans l’épopée hugolienne, si la Révolution est partout, c’est d’abord parce qu’elle n’est nulle part[16].
Si l’on veut mieux comprendre cette réticence à la fictionnalisation de la Révolution française dans le cadre narratif d’une épopée, peut-être faut-il revenir au premier essai hugolien en la matière : La Fin de Satan.
Le sommeil de Satan, le XIXe siècle, le Progrès
On a retracé déjà le scénario de cette épopée, et insisté sur sa grande cohérence. On a relevé ce qui, dans le texte rédigé, en quelque sorte programme le contenu narratif de la prise de la Bastille, et surtout sa valeur, sa puissance, religieuse autant qu’historique. En fait, rien moins qu’une nouvelle Révélation en acte, qui effectuerait enfin la Promesse, sanctionnée par rien moins que la Rédemption du mal. Un scenario résolument messianique, donc, où l’histoire produit, dans le récit même, sa fin.
Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité de Hugo dans sa croyance en la fin du mal, et pas non plus de lui intenter un procès en naïveté quant à l’effectivité à la fois historique et religieuse de la rupture révolutionnaire. Au contraire, il s’agit de poser, par hypothèse, que Hugo, conscient des implications signifiantes de son scénario, a préféré le laisser inachevé plutôt que d’accepter de « faire comme si », au nom de l’art, la cohérence de la fiction poétique n’avait aucun compte à rendre à l’histoire réelle.
La question ne porte pas sur l’exactitude historique des faits narrés sur le mode épique. En revanche, c’est un certain rapport à la temporalité, un certain mode d’historicité que met en forme l’épopée. Or celui-ci est plus ou moins efficace, plus ou moins adapté, et c’est peut-être sur ce plan que Hugo a finalement considéré que La Fin de Satan était inachevable.
Car, si l’on suit dans sa rigueur le scénario de cette épopée, quelle place faire, quel rôle donner, quelle valeur politique, historique, et a fortiori religieuse, attribuer à l’après Révolution ?
À force de trop vouloir signifier, le récit épico-religieux s’affaiblit radicalement, de deux côtés : d’une part, attribuant à l’événement Révolution une puissance métaphysique complète, il s’interdit de rendre compte de la suite de l’histoire des hommes : quid de l’après 89 dans le scénario de La Fin de Satan ? D’autre part, comment « croire », au-delà de la seule croyance au récit pour le récit, à la version d’une Révolution totalement rédemptrice quand, à l’évidence, dans l’empirée du monde tel qu’il va, la question du mal est loin d’être réglée ? Bref, le risque paradoxal encouru par une fiction conférant à la Révolution une puissance métaphysique extrême, est d’être lue ironiquement comme la preuve par l’absurde du caractère inefficient de cette Révolution, d’en faire en somme un non-événement.
Pour prendre les choses autrement, on peut admettre que La Fin de Satan reste assez fidèle dans sa construction narrative à la figuration chrétienne du temps collectif, héritée de Saint-Augustin : un temps orienté certes, scandé (principalement par la Révélation christique), mais tout entier tendu vers son accomplissement messianique (le Jugement dernier, la résurrection des corps), et qui ne ménage ontologiquement aucune valeur « productive » à cette temporalité intermédiaire qui est celle des hommes, sur la terre. On l’a vu, La Fin de Satan rappelle, en conclusion de chaque épisode terrestre (la mort de Nemrod, la Passion et la Résurrection du Christ) le ressassement comme immobile du mal. Dans un tel cadre temporel, comment figurer la temporalité nouvelle ouverte par une Révolution française que tout le texte semble constituer en dénouement ultime ?
Tout le texte ? pas exactement. Et il est possible que Hugo ait compris l’aporie vers laquelle l’entraînait la logique de sa fiction, conférant à la prise de la Bastille le statut de rédemption finale. Dans la troisième section « Hors de la terre », que l’organisation du récit et le discours d’Isis-Lilith tendent à « situer » à la veille de la Révolution française, Satan, dans un long monologue adressé à Dieu, et dans lequel alternent déclarations de haine et déclarations d’amour[17], Satan se plaint de ne jamais pouvoir dormir[18]… Or, à l’approche de l’ange Liberté, il s’endort – et c’est dans son sommeil qu’il l’autorise à se mêler aux hommes[19]. Cet élément fictionnel, le sommeil de Satan, pouvait motiver à la fois la nouveauté de rupture conférée à la Révolution, et la persistance au moins résiduelle du mal après l’événement : Satan n’était qu’endormi, non encore rédimé. Le « Temps présent » se serait alors déployé dans ce sommeil de Satan, qui desserre l’étau de la Fatalité, sans encore affirmer pleinement le règne de la Liberté – lequel ne s’ouvrira, à la fin des temps, que par la rédemption d’un Satan sorti de son sommeil et réintégré au Ciel.
Bon. Peut-être que, quand même, Hugo a jugé cette invention fictionnelle, quelle que soit sa cohérence narrative, « un peu truc », et insuffisamment convaincante pour rendre compte de l’histoire présente, à venir, et à faire.
Le « truc » du sommeil de Satan révèle néanmoins le problème qui se posait alors à Hugo (et, chacun à sa place et selon ses modalités propres, à de nombreux républicains). Problème multiple : comment attribuer à la Révolution française une valeur hors-norme, quasi eschatologique, sans pour autant faire en sorte qu’elle n’en vienne à dénier tout sens et toute valeur à la « suite de l’histoire » ? comment faire en sorte que cette « suite » ne soit pas seulement pensée et agie sur le mode de la répétition, voire de la parodie de la Révolution, sous le prétexte de son accomplissement ? comment conférer à l’invention politique contemporaine son inscription dans une histoire messianique, sans pour autant dénier à la Révolution son statut de scansion déterminante dans une histoire de ce type ? Bref : comment faire sa place au dix-neuvième siècle ?
Le scénario de La Fin de Satan, même avec la restriction mentale du sommeil de l’ange déchu, ne le permettait pas. Trop cohérent, trop dirigé, trop directif. Mais il permettait d’envisager une autre configuration, pas vraiment alternative, mais plus ouverte : la Révolution française avait permis de rompre avec les temps immobiles, avec la répétition du mal. Son intervention massive dans l’histoire ouvrait l’ère d’une productivité politique qui à la fois énonçait les termes de la fin de l’histoire, et, surtout, donnait les clés d’une action pratique en vue de cette fin. La Révolution française permettait ainsi l’alliance du messianisme et du politique, elle ouvrait l’ère du Progrès, dont le dix-neuvième siècle avait à charge de s’emparer.
Il semble bien qu’il est apparu à Hugo que, raconter, narrativiser, fictionnaliser la Révolution dans le cadre d’une épopée humanitaire et religieuse, ce qu’avec tant de ses contemporains il avait tâché de faire pour apporter une réponse évidente et nécessaire, littérairement, à la question posée par l’événement – et bien non, ça n’allait pas, ça n’était pas le bon moyen. Parce que, dans un tel cadre, qui confère aux éléments narratifs une telle charge de sens, tout récit de la Révolution risquait de se retourner contre elle, la constituant à la fois en fait sidérant et définitif, et en fait décevant et stérile. Dans le cadre de l’épopée, mieux valait peut-être instituer la Révolution en point aveugle et efficace, qui maintient l’horizon messianique mais le repousse, et contribue à l’étalonnage des actions du siècle, succès et échec, avancées et reculs, confusément balancés mais, grâce à elle, la Révolution, toujours quand même poussés vers le « Plein Ciel » de l’histoire à venir. C’est ainsi que Hugo « figure » indirectement la Révolution dans sa Légende des siècles, épopée moderne.
Alors, s’il s’avère que l’épopée moderne ne permet pas la figuration directe, narrative et fictionnelle, de la Révolution, il faudra bien, parce que l’événement doit être conté, passer par la dérivation moderne de l’épopée : le roman. Ce sera, comme on sait, Quatrevingt-Treize. Roman dont la dimension épico-religieuse n’est pas beaucoup moins prononcée que La Fin de Satan ou La Légende des siècles (qu’on songe au choix du sujet, la révolte de l’Ouest, révolte d’abord religieuse ; au personnage de Cimourdain, ancien prêtre ; ou encore et surtout, au programme-prophétie de Gauvain dans son cachot, à la veille de son exécution, rappelant le rôle de Dieu dans la Révolution, et dans l’avenir radieux qu’elle promet et qui vient[20]). Mais le roman, plus multiple, plus ouvert, plus confus d’abord, n’entretient pas la même relation que l’épopée à l’instance suprême dispensatrice de sens. En particulier, son dénouement est susceptible de ménager des « restes » narratifs, bien plus signifiants que ne saurait en laisser l’épopée. J’ai tâché de le montrer ailleurs[21], Quatrevingt-Treize est peut-être le roman de Hugo, peut-être le roman français du dix-neuvième siècle dont le sens et l’imposition de valeur doit être cherché d’abord dans le choix des personnages survivants. Dans ce roman, la tragédie, flamboyante, exprimée principalement par la mort conjointe de Cimourdain et de Gauvain – et par celle de l’Imânus – énonce les coordonnées du messianisme révolutionnaire ; l’ouverture romanesque, qui laisse en vie Lantenac et Guéchamp, le sergent Radoub, la Flécharde et les trois petits enfants – et aussi le Caimand –, annonce la possibilité d’une politique républicaine, à la fois novatrice et insatisfaisante, progressiste, que seule la rupture révolutionnaire aura rendu possible.
[1] La Fin de Satan, « Hors de la terre, I », dans Œuvres complètes, Poésie IV, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1986, p. 3.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] La Fin de Satan, op. cit.., « La première page, II, 4 », p. 15.
[5] La Fin de Satan, op. cit., « La première page, II, 3 », p. 14.
[6] La Fin de Satan, op. cit., « Hors de la terre, III, II, 3 », p. 137-138.
[7] La Fin de Satan, op. cit., « Le Glaive, VI », p. 36.
[8] La Fin de Satan, Op. cit., « Le Gibet, III », p. 104-107.
[9] La Fin de Satan, op. cit., « Hors de la terre, II », p. 40.
[10] La Fin de Satan, op. cit., « Hors de la terre, III, II, 7 », p. 146.
[11] De « la Prison », il n’a rédigé qu’une description, antérieure à sa prise populaire, à l’éruption joyeuse du volcan, à l’irruption de la Liberté, à la Révolution ; description qui s’achève sur l’analyse éminemment mélancolique de la dépersonnalisation du prisonnier. De l’épilogue il n’a écrit qu’une page de vers parcellaires, relatant la réintégration de Satan au sein du Ciel divin, grâce à l’intercession de l’ange Liberté.
[12] Sans trop accorder à l’argument, on peut remarquer que les Tables de Jersey, quand elles « parlent » de la Révolution française, évoquent presque systématiquement le « moment 93 » plutôt que le « moment 89 ». Voir Le Livre des Tables. Les séances spirites de Jersey , Patrice Boivin éd., Paris, Gallimard, « folio classique», 2014.
[13] Les Quatre Vents de l’esprit, IV, « La Révolution, II et III », dans Œuvres complètes, Poésie III, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 1403-1407.
[14] Hugo reprend ici un dispositif qu’il avait déjà employé dans Châtiments, où « Le bord de la mer » (III, 15), semblant justifier le tyrannicide, est complété et rectifié par « Non » (III, 16), qui expose les raisons intangibles de l’interdiction de toute mise à mort.
[15] « La Révolution », op. cit., p. 1408-1409.
[16] Voir Claude Millet, Victor Hugo : La Légende des siècles, Paris, Presses Universitaires de France, « Études littéraires », 1995 ; et Le Légendaire au xixe siècle. Poésie, mythe et vérité, II, 1 et II, 3, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1997.
[17] Voir Pierre Laforgue, « La passion de Satan », dans Hugo : romantisme et révolution, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, p. 95-128.
[18] Voir La Fin de Satan, « Hors de la terre, III, I, 9 », op. cit., p. 124 et suivantes.
[19] Voir La Fin de Satan, « Hors de la terre, III, II, 3-7 », op. cit., p. 139 et suivantes.
[20] Voir Quatrevingt-Treize, III, VII, 5.
[21] « Ceux qui restent, ou Comment faire une République ? », communication à la Journée d’études « Quatrevingt-Treize de Victor Hugo », organisée par C. Julliot et F. Laurent, Labo 3L.AM et UFR LLSH, Université du Maine, Le Mans, 21 novembre 2015, http://3lam.univ-lemans.fr/fr/publications/articles-sur-quatrevingt-treize-de-victor-hugo.html