Auteur(s) : Florence Naugrette

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Nota bene : Cette communication reprend, en le développant quelque peu, l’article paru initialement dans Benno Besson, Revue d’Histoire du Théâtre, numéro dirigé par Martial Poirson et Romain Jobez, 2009, n° 241-242, pp. 43-52. Ce volume réunit les actes de la journée d’études du 11 mars 2008 Benno Besson, entre mythe et politique : un homme de théâtre en situation, organisée à l’Institut National d’Histoire de l’Art par l’Université Paris X-Nanterre et la Société d’Histoire du Théâtre, avec le soutien de la Comédie-Française, de l’Université Stendhal- Grenoble III et de l’Université de Poitiers.

            Depuis cette journée d’études sont parus plusieurs articles sur des projets proches, dans le volume Le Théâtre et l’exil (textes réunis par F. Naugrette) des Cahiers Hugo, n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009 : Stéphane Desvignes, « Un fantôme au mauvais esprit : Victor Hugo, mauvaise conscience du Théâtre du Second Empire », pp. 13-33 ; Sylvain Ledda, « La Mort de la sorcière ou Mangeront-ils ? », pp. 89-103 ; Sylviane Robardey-Eppstein, « La distanciation dans le Théâtre en liberté de Victor Hugo. Ludisme et étrangeté ou l’autre versant du texte », pp. 137-157 ; Mélanie Voisin, « L’illusion théâtrale dans Mangeront-ils ? et Mille francs de récompense », pp. 159-170 ; entretien de Guy Rosa avec Julien Téphany sur sa mise en scène de Mangeront-ils ? en 2002, « Les besoins et les conduites », pp. 223-234. Ils apportent de nouveaux éclairages sur la question des potentialités épiques, au sens brechtien du terme, du Théâtre en Liberté.

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La lecture des dossiers de presse des mises en scène de Mille Francs de Récompense et de Mangeront-ils ?, que Benno Besson a respectivement portés à la scène en 1990 et en 2002, révèle que le second théâtre de Hugo, écrit sous le Second Empire, est encore bien mal connu[1]. La plupart des critiques français et suisses qui ont vu ces deux spectacles attribuent leur drôlerie, leur force subversive, leur inventivité formelle au talent, certes incontestable, du metteur en scène et de toute son équipe, selon une rhétorique que j’ai rencontrée maintes fois dans mes études de la mise en scène contemporaine du théâtre de Hugo[2], mais assez peu à Hugo lui-même. On s’extasie d’autant plus sur l’inventivité de la mise en scène qu’on se fait a priori du théâtre de Hugo une image stéréotypée, toujours récurrente dans la critique journalistique : celle d’un théâtre verbeux, grandiloquent, sentimental et même, pour certains, affreusement « littéraire », d’une part, horriblement « aristotélicien », de l’autre. Non pas « aristotélicien » en soi – ce qui ne veut pas dire grand chose, la Poétique d’Aristote étant plus descriptive que prescriptive –, mais plutôt au sens que lui donne Florence Dupont quand elle voit dans Aristote le « vampire du théâtre occidental », et selon la formule qui a servi de contre-modèle à Brecht pour élaborer sa promotion du théâtre épique.

Loin de considérer que Benno Besson a « dépoussiéré » Hugo, qu’il trouvait plus proche d’Aristophane et de Sophocle que de Racine, je voudrais montrer ici que le choix opéré par ce metteur en scène brechtien, au sein du répertoire hugolien, de deux pièces du Théâtre en Liberté, un mélodrame social en prose, Mille francs de récompense, et une comédie féerique en vers, Mangeront-ils ?, est bien plutôt le révélateur des éléments épiques de cette écriture nouvelle de Hugo qui est celle de son second théâtre. Ces techniques, Sylviane Robardey-Eppstein les a mises au jour et répertoriées dans son article « La distanciation dans le Théâtre en liberté de Victor Hugo. Ludisme et étrangeté ou l’autre versant du texte »[3] : il s’agit principalement de la redondance de la didascalie dans le dialogue, du commentaire méta-scénique (des décors, des trucages) ou métadramatique effectué par un personnage, de mises au point sur la fable intégrées aux répliques (pouvant aller jusqu’à la dénonciation autocritique des invraisemblances de l’intrigue)[4],  l’usage des panneaux et pancartes, qui construisent « un rapport ludique et complice avec le public et [lui offrent] la possibilité accrue d’une activité de déchiffrement »[5], les incises métapoétiques, les adresses au public, les moments de « selfconsciousness » où le personnage prend du recul sur son propre rôle,le renvoi, parodique ou non, à un intertexte théâtral assumé, et le métathéâtre. Procédés déjà en germe, sans doute, dans le théâtre des années 1830, mais qui abondent dans le second théâtre de Hugo, et en constituent un trait esthétique majeur.

 

 Composé sous le Second Empire à une époque où toute publication des œuvres de Hugo est prohibée en France mais où la censure s’apprête à lever l’interdiction de jouer ses pièces (Hernani est repris à la Comédie-Française en 1867), écrit sans perspective immédiate de représentation, donc, ce théâtre – la thèse récente de Stéphane Desvignes l’a montré[6], et son article liminaire au n° 7 des Cahiers Hugo Le Théâtre et l’exil le rappelle[7] – est marqué à la fois par une liberté d’invention formelle prodigieuse, et par des emprunts polémiques aux formes de théâtre immédiatement contemporaines que sont le vaudeville, le mélodrame, la féerie et la comédie réaliste, qui triomphent sur les scènes du Second Empire. Par ces emprunts citationnels et critiques assumés, l’écriture du Théâtre en Liberté est donc, c’est ce que je voudrais montrer en m’appuyant sur la lecture qu’en a proposée Benno Besson, déjà distanciée dans son maniement des codes théâtraux, afin de produire sur le spectateur un type d’émotion et de questionnement assez semblable à celui que propose le théâtre épique tel que l’envisage Brecht. Le propos de ce théâtre, que Hugo avait un temps pensé sous-titrer La Puissance des faibles, est violemment contestataire, satirique, dans une veine libertaire, sensuelle et jubilatoire qui appelle le spectateur au plaisir conjugué des sens et de l’esprit, ce double plaisir auquel Benno Besson ne pouvait qu’être sensible, et qu’il a tant procuré à son public.

 

Ces deux pièces, écrites respectivement en 1866 et 1867, furent découvertes très tardivement. Une première édition posthume du Théâtre en Liberté chez Hetzel et Quantin, qui ne comprend que les pièces en vers, fait découvrir Mangeront-ils ? en  1886, mais la pièce n’est créée, au Théâtre du Parc à Bruxelles, qu’en 1907. La création française a lieu en 1919 à la Comédie Française ; la presse est à cette date frappée par le « lyrisme bolchevik » du héros, comme le rappelle Arnaud Laster dans la synthèse du dossier de presse de cette création qu’il  procure dans Pleins feux sur Victor Hugo[8]. Arnaud Laster montre ensuite que la pièce retrouve une actualité brûlante en mai 1968, dans la mise en scène libertaire de Serge Ligier. Quant à Mille francs de récompense, elle fut accessible au public bien plus tard, puisque sa première publication, à l’Imprimerie Nationale, date de 1934, et que sa création date de 1961, à la Comédie de l’Est, dans une mise en scène d’inspiration brechtienne signée Hubert Gignoux. Le programme est alors daté de « Floréal an VII de l’ère brechtienne ». Pour un panorama de l’histoire des mises en scène du Théâtre en liberté, je renvoie aux chapitres d’Arnaud Laster dans Pleins feux[9], au chapitre de ma thèse consacré à la découverte du Théâtre en Liberté dans les années 1960-1990, déjà intitulé « Hugo brechtien ? », et à notre étude dans le catalogue de l’exposition Voir des étoiles. Le théâtre de Hugo mis en scène (2002)[10].

 

 

Benno Besson metteur en scène brechtien

 

Quelques mots de rappel sur la carrière de Benno Besson sont peut-être nécessaires, qui permettront de comprendre pourquoi le Théâtre en Liberté de Hugo a pu l’intéresser tout particulièrement.

Benno Besson est mort en 2006 à Berlin à 83 ans, après soixante-cinq ans d’une carrière très riche : d’origine suisse, il a longtemps exercé un rôle majeur dans le théâtre d’Allemagne de l’Est, à la suite de son compagnonnage avec Brecht au Berliner Ensemble. Après en avoir été écarté au moment de la conflictuelle succession de Brecht, il a sillonné l’Europe, et dirigé la Comédie de Genève. Il a signé soixante mises en scène, entre la création de sa première troupe pendant la Seconde Guerre Mondiale, en 1941, et sa dernière mise en scène d’Œdipe tyran à la Comédie-Française, interrompue par la mort. Il a exercé tous les métiers du théâtre : comédien, metteur en scène, mais aussi dramaturge, traducteur, directeur de théâtre, concepteur d’architecture théâtrale (la reconstruction de la Volksbühne à Berlin Est, avec suppression de la loge gouvernementale, a été réalisée sur ses plans)[11]. Il resta très proche d’autres collaborateurs de Brecht, comme Heiner Müller, Jean-Marie et Geneviève Serreau. Parmi les pièces de Brecht dont il fut à son tour le metteur en scène, Homme pour homme, L’Exception et la règle, Mère Courage, présentés en France avec la collaboration de Geneviève Serreau, et Le Cercle de craie caucasien au Théâtre de la Collin, avec, dans le rôle de Groucha, sa compagne Coline Serreau. On lui doit aussi de grandes mises en scène du Roi-Cerf de Gozzi, de Don Juan, d’Hamlet. Je ne dresse pas le catalogue de ses multiples productions, préférant signaler d’emblée ce qui est la marque de fabrique du « style » Besson : la fantaisie, la jubilation du jeu, l’utilisation des masques, des matériaux bruts et sensuels à la fois, une certaine forme de naïveté, au sens où Brecht lui-même aimait à répéter : « Il y a une catégorie esthétique à laquelle on n’a pas assez pensé, c’est la naïveté. »[12] L’une des particularités de Benno Besson parmi les émules de Brecht, c’est d’ailleurs son refus du didactisme lourd, de l’intellectualisation desséchante de l’œuvre, comme de la fixation du brechtisme en dogme, ce qui lui a valu l’hostilité de la veuve de Brecht, Helene Weigel, et du gardien du temple Manfred Wekwerth.

La dimension « épique » du Théâtre en Liberté, au sens brechtien du terme, c’est-à-dire reposant sur un effet de « Verfremdung » (terme dont « étrangeté » ou « défamiliarisation » sont sans doute de meilleurs équivalents que la trompeuse « distanciation »), est à la fois évidente et délicate à définir précisément.

La thèse de Stéphane Desvignes nous a apporté une contribution décisive pour la compréhension de ce processus, en montrant que l’invention théâtrale de Hugo, à cette époque, ne se fait pas ex nihilo, dans une pure projection avant-gardiste vers le naturalisme, le symbolisme, le surréalisme, l’absurde ou le théâtre didactique, mais opère une réécriture ludique, satirique, mi-complice, mi-décalée, des grands genres populaires contemporains. Le lecteur-spectateur potentiel de ce théâtre, s’il avait été joué sous le Second Empire, aurait reconnu dans Mille Francs de récompense un mélodrame social, et dans Mangeront-ils ? une féerie, mais cet effet de familiarité aurait aussitôt été concurrencé par une série de procédés de mise à distance, d’étrangeté, de défamiliarisation, de « Verfremdung » (Brecht). La production de ce sentiment ne peut se faire qu’à partir d’une première impression d’acclimatation, de reconnaissance (d’un genre supposé connu).

Aussi commencerai-je par repérer, dans mon étude successive des deux mises en scène de Besson, les éléments génériques aisément identifiables auxquels s’agrippent Hugo d’abord, puis, tout naturellement, ses metteurs en scène, pour y greffer le processus de défamiliarisation, d’étrangeté, de distanciation.

 

 

Mille francs de récompense : un mélodrame social distancié

 

Mille Francs de récompense reprend au mélodrame social le principe du héros hors-la-loi, avec le personnage de Glapieu, bandit au grand cœur qui, quatre ans après la parution des Misérables, a quelques points communs avec Jean Valjean, mais aussi avec le héros de la Restauration et de la monarchie de Juillet incarné par Frédérick Lemaître, Robert Macaire, auquel il est plus que probable que Brecht a emprunté le nom et le type de Mackie. La scène se passe sous la Restauration. Comme dans tout mélodrame, il y a une famille menacée, un traître qui la persécute, et un justicier qui les sauve in extremis. Résumons l’intrigue mélodramatique (les motifs topiques du genre sont indiqués en italiques entre crochets) :

La famille, ruinée, est composée du grand-père, de la mère, et de la fille [famille vulnérable ]. Le grand-père est un vieux patriote [père incarnation de la Nation] qui perd un peu la tête. La mère, Étiennette, fait croire depuis toujours qu’elle est veuve, et que sa fille Cyprienne est donc légitime, mais en réalité elle est fille-mère [naissance illégitime]. Le traître, c’est Rousseline, un homme d’affaires qui, connaissant le secret de la mère lui fait un odieux chantage [chantage exercé par le Traître], menaçant de révéler son péché de jeunesse au vieux grand-père si elle ne lui donne sa fille en mariage. Cherchant à échapper à la police, un bandit en rupture de ban, Glapieu, se cache dans le logis de cette famille ruinée, observe et commente leurs problèmes en aparté [fonction critique du mélodrame social]. Edgar, l’amoureux de Cyprienne, leur épargne la saisie en payant les huissiers avec l’argent contenu dans un portefeuille que lui a confié un banquier dont il est le commis.

Glapieu, le bandit sauvera la situation en récupérant l’argent perdu [sauveur], touchant ainsi les « mille francs de récompense » offerts par le banquier. Engagé par ce dernier, il viole son coffre-fort pour redistribuer l’argent du riche à ses pauvres amis [justicier].

Au dénouement, il apparaît providentiellement à tous ce que le traître et le spectateur savaient depuis le début : que le banquier est le père de Cyprienne [Providence]. Après une touchante scène de reconnaissance [reconnaissance – légitimation], tout est donc bien qui finit bien, sauf que la justice maintient sa poursuite contre Glapieu, qui repart aux galères entouré de deux gendarmes.

 

Les motifs mélodramatiques abondent : persécution, détournement de fortune, escroquerie, convoitise du traître pour une orpheline, etc. Mais ici, le traître n’est pas une pure incarnation du Mal. Il a toutes les apparences de la respectabilité bourgeoise. Les oppositions ne sont pas tranchées, Hugo subvertissant avec humour les codes manichéens du mélodrame : ainsi le banquier, avant de s’abandonner aux joies des retrouvailles, manque causer la ruine définitive des siens, en tant que propriétaire. Inversement, c’est le voyou qui fait le justicier : « sauveur grotesque », selon la belle expression de Stéphane Desvignes[13], il s’inscrit dans la lignée des Robert Macaire que traquait la censure de la monarchie de Juillet, et bien avant le Mackie de Brecht, Glapieu, à la fois bandit et justicier, retourne l’accusation contre la société qui l’a produit. Le dénouement n’est d’ailleurs qu’en partie heureux, Glapieu (Pascal Bongard) étant expulsé de la scène entre deux gendarmes. Ce dénouement met en évidence, derrière l’ironie du sort, l’iniquité de la loi. Dénouement symétrique de celui, tout aussi grinçant, de L’Opéra de quat’sous de Brecht, qui se termine par l’anoblissement invraisemblable du bandit Mackie.

La mise en scène de Besson met en évidence les contradictions internes de la pièce, qui reprend les codes du mélodrame pour mieux les dépasser. Ainsi, la distribution du même acteur, Jean-Marc Stehlé, dans les rôles du grand-père et du banquier souligne que la famille était menacée d’expulsion par le banquier lui-même, responsable de la saisie de leurs biens : la reconnaissance providentielle finale n’est donc qu’une mascarade cachant difficilement la sauvagerie des rapports de classe.

Les acteurs multiplient les prises à parti du public. Ces dernières sont déjà présentes dans les nombreux apartés de Glapieu, commentaires sarcastiques des hypocrisies bien-pensantes, et opérateurs efficaces de distanciation épique ; ainsi, après qu’Étiennette, voyant arriver Rousseline, s’exclame « Ah ! c’est la providence qui vous envoie ! », Glapieu réplique à l’intention du spectateur : « Voyons ça, la providence. — J’ai toujours été curieux de voir la figure de cette dame-là»[14]. L’espace est machiné de manière à représenter concrètement, depuis le couloir, lieu instable entre l’extérieur et l’extérieur, la liberté de parole et de pensée du marginal ; cette liberté s’exprime aussi dans ses monologues, adressés au seul public, qui opèrent un décrochement par rapport au déroulement linéaire de l’action, une incise narrative et didactique. Celui qu’il prononce en violant le coffre-fort du banquier est ainsi tout à la fois récit autobiographique et dénonciation du système judiciaire criminogène dont il a été la victime. Mais le grand-père lui aussi, dans la mise en scène de Besson, prend à partie le public, qui joue un instant le rôle des huissiers, quand il lui demande « qu'est-ce que c'est que tous ces gens là? »[15] Le public, dans la tradition brechtienne, se sent directement interpellé. Dans la mise en scène de Besson, seuls les personnages en difficulté s'adressent ainsi à lui en aparté, le plus souvent pour le prendre à parti, solliciter de sa part un conseil demandé sous forme de question rhétorique.

Tous les acteurs pratiquent, à la manière brechtienne, l'accentuation du gestus en forçant légèrement, comme le faisaient déjà les acteurs de mélodrame, l'expression des motivations, des délibérations et des conduites sociales des personnages. C’est le cas, par exemple, dans la scène où le major Gédouard chante La Marseillaise dans une posture patriotique, face à l’attitude respectueuse des deux jeunes gens impressionnés. Au tribunal, la désinvolture du substitut et son manque de zèle donnent lieu à maints jeux de scène farcesques, le plus comique étant celui où il laisse tomber son dossier sur ses pieds. La dérision de sa fonction apparaît aussi quand il fait ronfler l'alexandrin pompeux « la justice est saisie et doit suivre son cours »[16]. Son propre discours l'amuse à tel point qu'il discrédite lui-même le sérieux de sa fonction. Avec ce personnage qui illumine de son aura grotesque le dernier acte, c'est tout le fonctionnement des institutions qui est montré dans son absurde iniquité.

Le décor de Jean-Marc Stehlé, spectaculaire et acrobatique, met en lumière les rapports sociaux entre les personnages, en jouant rhétoriquement de la métaphore et  de l'antiphrase. Sur le rideau de scène est peint un billet de banque jauni ; ce dernier représente à son tour une émeute, selon un motif inspiré du tableau de Delacroix La Liberté guidant le peuple. Telle est du moins  la référence encyclopédique qui vient à l’esprit du spectateur, pour qui cette image  convoque tout ensemble les révolutions de 1789, de 1830 et 1848. Le souffle de l’histoire arrache prestement ce rideau, aspiré dans les dessous dans un mugissement de tempête. Au premier acte, l’hiver est représenté par les stalagtites qui pendent du toit, la neige tombant en poudreuse, et le vent soufflé depuis les coulisses, qui associe poétiquement les intempéries au symbole révolutionnaire. Certains éléments du décor relèvent d’une esthétique réaliste, comme les meubles et la cheminée du premier acte, mais pas tous. Ainsi, les murs, eux, ne sont pas en dur, mais figurés par une toile précaire. Les meubles réels alternent avec d’autres peints sur la toile. Ainsi, les tableaux qui décorent la maison sont des leurres qui exhibent leur facticité ; les huissiers arrachent aisément ces toiles souples scotchées aux portants. Dans ce cas précis, l'objet n’est plus alors un simple élément de décor valant pour une description romanesque, son maniement exhibe un gestus social. Ainsi est soulignée la violence d’une saisie perçue comme une déprédation et une atteinte aux personnes autorisée par la justice, un vol légal. À la dialectique du réalisme et du jeu que Mélanie Voisin a mise en évidence dans l’espace scénique illusionniste de Mille francs de récompense[17], Benno Besson donne une dimension politique jubilatoire.

La manière dont le décor du premier acte, pivotant sur lui-même comme un manège, laisse la place au décor de rue du second acte renforce encore l'impression de précarité de la maison d'Étiennette : les murs de toile qui délimitaient son intérieur sont réversibles, tant elle est proche de basculer dans l'espace extérieur interlope du Quai des Ormes, lieu de tous les dangers. Là encore, le réalisme de la baraque du loueur de costumes entre en tension avec l’exhibition des trucages, telle cette neige de papier qui tombe abondamment des cintres. Même mélange dans le décor du troisième acte, où le coffre-fort en dur jouxte une bibliothèque peinte sur le mur, dont le banquier retire un véritable bottin encastré dans le trompe-l'œil.

Renouant avec l’architecture précaire du premier acte, le décor du dernier, très spectaculaire, joue de l’oxymore. Le palais de justice est figuré par d’interminables colonnes de papier descendant du ciel (à moins qu’elles y montent), fragiles symboles d’une improbable transcendance divine, et dramatisant la toute-puissance de la loi. Une machinerie complexe, ingénieuse et branlante, fait sortir d'une trappe et tient en équilibre une statue de toile dont la tête invisible se perd dans les cintres, affublée d’une balance. Le public, qui, comme au XIXe siècle, applaudit ce clou de mise en scène  reconnaît en même temps dans cet échafaudage l’allégorie traditionnelle de la justice, que Hugo avait déjà imaginée dans ses didascalies. Ces dernières prévoient en effet « une grande Thémis en ronde-bosse, avec balance, glaive et bandeau »[18]. On voit comment Besson travaille le texte de Hugo, en reprenant à son compte le symbole, mais en l’interrogeant : au sens propre, les « ficelles » de la scénographie sont montrées au public pour ironiser sur l’allégorie. Au dénouement, la fin heureuse stéréotypée (cette scène de reconnaissance de comédie classique ou de mélodrame) est ainsi violemment démentie par l’iniquité légale du jugement des hommes, qui ne laisse pas le spectateur repartir chez lui en paix. La distinction brechtienne formalisée dans Notes sur Mahagonny (1930) est ici parfaitement opératoire. En assistant à ce dénouement, au lieu de dire, comme le ferait le spectateur du théâtre « dramatique », « Oui, cela je l’ai éprouvé, moi aussi. – C’est ainsi que je suis […]. – Il en sera toujours ainsi. – Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit », le spectateur de ce théâtre « épique se dit : « Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille. – On n’a pas le droit d’agir ainsi. […] – Il faut que cela cesse. […] – Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit. »[19]

 

Douze ans plus tard, à l’occasion du Bicentenaire de la naissance de Hugo, Benno Besson renoue avec le Théâtre en liberté, en montant Mangeront-ils ? au Théâtre de la Ville, dans une scénographie luxuriante, très différente de celle qu’adopte la même année Julien Téphany dans la mise en scène dont témoigne son entretien avec Guy Rosa[20]. Cette fois encore, Besson, qui s’en explique[21], attache une grande importance au repérage des codes théâtraux démarqués par Hugo.

 

 

Mangeront-ils? une féerie païenne

 

Mangeront-ils ? comédie en deux actes, est une sorte de féerie païenne et libertaire J’ai déjà eu l’occasion d’esquisser ses potentialités épiques[22], et Sylviane Robardey-Eppstein en a repéré les manifestations, dans sa thèse (sous l’angle du métathéâtre)[23], puis dans son article cité plus haut (sous l’angle de la distanciation). La mise en scène de Benno Besson permet de les vérifier. Le genre « comédie », en l’occurrence, correspond à la tonalité générale de la pièce et à son dénouement heureux, mais la fable relève plutôt de la féerie-mélodrame, genre en vogue depuis la Révolution et l’Empire, dont Roxane Martin a repéré, dans sa thèse[24], à la fois les invariants et la plasticité. J’en note entre crochets et en italiques les motifs topiques dans ce résumé de la pièce  :

Pour échapper au tyrannique et sot roi de Man [Tyran], Lady Janet et Lord Slada [l’Innocence-persécutée] se sont réfugiés dans un couvent protégé des poursuites du roi par le droit d’asile. Mais cet asile est aussi leur prison [réclusion], car les plantes du jardin y sont vénéneuses. Un voleur habitant la forêt, Aïrolo, se met en quête de leur trouver à manger [sauveur].

Entre temps, il sauve de la capture et du bûcher la sorcière centenaire Zineb [personnage aux pouvoirs surnaturels]. Grâce à lui, elle agonise dans la paix de la forêt. Pour le remercier, elle lui offre un talisman qui, dit-elle, le fera vivre cent ans [objet magique] ; Aïrolo, sceptique, l’accepte pour ne pas la vexer.

Capturé à son tour, Aïrolo est condamné à la pendaison. Pour le sauver, la sorcière, dans son dernier souffle, fait croire au roi qu’il mourra en même temps que le premier homme qu’il verra passer les mains derrière le dos [prophétie, malédiction] : c’est Aïrolo, que le roi grotesque et crédule va s’acharner à sauver. Aïrolo profite de sa position de force pour faire tourner le roi en bourrique, et prétend, étant gueux, avoir perdu goût à la vie. Cédant au chantage, le roi est prêt à tout lui accorder. Aïrolo exige un festin, auquel il convie Lady Janet et Lord Slada sous l’œil rageur du roi [punition du traître par une ruse du justicier]. Il obtient enfin, sous les acclamations populaires, l’abdication de ce dernier, qui désigne Slada pour son roi [refondation d’un ordre plus légitime, conforme à la volonté du peuple]. Aïrolo conclut :

 

Vous, vous allez régner enfin à votre tour. Enfin,

Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim.

 

 

Janet et Slada, jeunes premiers naïfs, ne sont intéressants que parce qu’ils sont pourchassés par le pouvoir. Le roi de Man, malfaisant et égoïste, devient altruiste par intérêt : humour grinçant. Les véritables héros sont les deux marginaux : Zineb et Aïrolo, aux noms improbables, qui représentent le peuple innommable (à la même époque, dans l’œuvre majeure, Jean Valjean représente aussi le peuple sans nom). Ont-ils vraiment des pouvoirs magiques ? Rien ne le prouve : Aïrolo doit la vie sauve à l’ingéniosité de Zineb, à la crédulité et à l’égoïsme du roi. Ainsi sont dénoncées les fausses valeurs, monarchie et superstition mêlées, par le personnage du marginal Aïrolo (dont Hugo, qui à la même époque écrit son William Shakespeare, a repris le nom au bon génie Ariel de La Tempête). Comme Glapieu dans Mille francs de récompense, Aïrolo voleur redresseur de torts, gueux magnifique, « sauveur grotesque » (Desvignes), est à la fois commentateur de l’intrigue en aparté pour le spectateur, à la manière de Robert Macaire, et son agent principal, qui transforme le monde au lieu de se fier à une providence que tout le discours de la pièce dénonce comme pure superstition.

Le décor conçu par Jean-Marc Stehlé rend merveilleusement justice à l’inspiration féerique de la pièce. Il est à la fois envoûtant et naïf, convoquant l’imaginaire collectif de nos contes enfantins, avec l’enclos central du couvent, représenté par un tertre en friche surmonté d’un portique ouvragé aux arceaux gothiques envahis d’herbes folles, à la lisière d’une forêt sauvage et noueuse. La mer, visible au lointain cour, suffit à indiquer la localisation de l’action sur une île (autre référence à La Tempête) qui donne à cette pièce une dimension utopique, et contribue à la compréhension de sa fable comme une parabole. Ce décor spectaculaire dit en même temps son artificialité par la plantation de la forêt à plat, faisant tableau et redoublant le cadre de scène.

Autre élément de distanciation, les masques conçus par Werner Strub obligent les acteurs à une prononciation accentuée de l’alexandrin dont l’artificialité est ainsi soulignée. Ces masques permettent d’identifier rapidement les emplois codés des personnages, et de libérer le spectateur de toute tentation identificatoire : les personnages sont des fonctions du récit, des rôles identifiables à quelques signes suffisants. Ainsi, le roi de Man, interprété par Gilles Privat, est immédiatement reconnaissable, dans sa suffisance tyrannique, à sa couronne, à ses épaulettes volumineuses, et aux manches ballonnées de son habit d’apparat. Mess Tityrus (Serge Larivière), le poète lauréat, porte sur la tête un plumet grotesque et un habit blanc ajusté d’une perfection boursouflée qui permettent d’identifier en son personnage l’emploi du conseiller complaisant. Autres emplois de comédie tournés en dérision par Besson : les deux amoureux, dont l’histoire d’amour est plaisamment distanciée par la disproportion physique entre la gironde Lady Janet (Hélène Seretti) et son petit Lord Slada (Claude Barichasse). Ce choix inattendu a été critiqué – certains spectateurs, dont j’étais, l’ont pris comme une caricature grotesque. Lors de la journée d’études consacrée à Benno Besson à l’occasion de laquelle j’ai présenté ce travail, j’ai mentionné cette incompréhension. À cette réserve, mal perçue, des acteurs de Besson ont répondu, pour justifier le choix de mise en scène, qu’il s’agissait, en choisissant deux comédiens physiquement à contre-emploi du stéréotype des jeunes premiers, non pas de ridiculiser ces derniers, mais bien au contraire de glorifier tous les couples d’amoureux, aussi improbables soient-ils, et ainsi de célébrer la toute-puissance de l’amour. Explication séduisante, mais qui peut ne pas suffire, comme toute intention de mise en scène, à dissiper l’effet produit sur le spectateur. En tout cas, Besson évacue ainsi en la contournant l’une des difficultés principales de la mise en scène du théâtre de Hugo, et du théâtre romantique en général : représenter l’amour et les jeunes premiers sans mièvrerie, ce que Julien Téphany avait très bien réussi à faire.

Mais ce choix, aussi contestable soit-il, a au moins pour conséquence intéressante de déplacer brusquement le sublime sur un autre couple sexué : le voleur et la sorcière. L’histoire d’amour dont il est question dans cette pièce, c’est moins celle, banale dans l’histoire du théâtre, des deux amants qui veulent échapper à l’autorité du tyran, que celle, sublime et révolutionnaire, du voleur et de la sorcière pour l’humanité, au-delà des lois, du bien et du mal, au plus près des forces régénérantes de la nature. Cet amour se manifeste notamment dans la très émouvante solidarité des marginaux : Aïrolo sauve la sorcière des sbires du roi lancés à sa recherche comme après une bête sauvage ; elle lui donne son talisman ; il protège son agonie dans le calme de la forêt. Le travail des masques (Werner Strub), des costumes (Elsa Pavanel) et de la scénographie (Jean-Marc Stehlé) est ici signifiant en réseau : tandis que les costumes des autres personnages sont des vêtements civils, identifiables et joliment manufacturés, les tenues d’Aïrolo (Samuel Tasinaje) et Zineb (Léa Drucker) sont en parfaite continuité esthétique avec le décor ligneux et végétal : ils sont de la même étoffe qu’une forêt représentant ici non pas l’espace de la sauvagerie, mais, comme les forêts de Robin des Bois ou de certains contes populaires, un lieu où régénérer la cité pervertie, où refonder le contrat social[25].

Refondation problématique, non résolue au dénouement qui, pour être heureux, n’en est pas moins critique. Une fois l’histoire d’amour entre les deux héros passée au second plan, reste la question principale de la pièce, celle qui lui donne son titre, adressé au spectateur comme une énigme : « Mangeront-ils ? ». Donner à manger aux amants, tel est le seul but d’Aïrolo, le premier à comprendre que les deux jeunes gens ne tiendront pas longtemps dans leur jardin empoisonné sans se remplir bien matériellement le ventre. Mais Aïrolo s’en tiendrait là, si le roi lui-même, rageant de voir sa proie lui échapper et sa vengeance échouer, ne lançait imprudemment un « j’abdique » que le peuple prend au mot. Aïrolo se réjouit certes de cette abdication qu’il n’a pas activement recherchée, mais ne se réjouira pas aveuglément de l’intronisation de ses deux protégés. Et là encore, le décor de Jean-Marc Stehlé aide à mettre en évidence la question qui, en fin de compte, est retournée vers le public au dénouement : à l’horizon de ce dernier, conformément aux attentes suscitées par le genre de la pièce – nommée « comédie » –, les jeunes premiers aidés d’un adjuvant audacieux bernent le barbon tyrannique. À la question « Mangeront-ils ? », la réponse est assurément « oui » : non seulement ils calment leur faim, mais encore Aïrolo leur fournit un festin de roi. Mais ce festin est servi en hauteur, sur des estrades emboîtées qui figurent leur nouveau trône surélevé, d’où leur échoit une responsabilité grave formulée par Aïrolo comme une mise en garde : « Vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim ». Et le spectateur repart en se demandant si les nouveaux souverains auront, comme lui, su retenir la leçon.

Quelle leçon, d’ailleurs ? La relativité de toute richesse et de tout pouvoir, d’abord, par cette parabole égalitariste sur laquelle repose le ressort principal de la pièce. Le roi de Man, fantoche à visage humain interprété tout en contrastes par Gilles Privat, tremble devant la sorcière qu’il a pourchassée, mais aux prophéties de laquelle il croit naïvement ; la peur de la mort le met à la merci du voleur qui, selon la prédiction de la sorcière, doit mourir juste avant lui ; le voleur, qui n’a rien à perdre, menace de se suicider, tirant parti de la crédulité du roi, de sa peur bien humaine, et acquiert ainsi sur le tyran cette « puissance des faibles » qui servit un temps de sous-titre au Théâtre en liberté, et que figure magnifiquement la proxémique des acteurs dans la leçon de philosophie qu’Aïrolo donne à son paradoxal disciple, ou dans l’inversion du gestus de pouvoir. Autre leçon, métaphysique celle-là, l’égalité de tous devant la mort. On meurt souvent au théâtre, mais généralement, dans la logique des intrigues aristotéliciennes où les effets succèdent aux causes, de mort violente, provoquée par les hommes (le crime) ou par la fatalité (l’accident). Ici, chose rare, Hugo donne à voir au spectateur une mort naturelle – doublement naturelle, puisque d’une part elle n’est pas violente, mais constitue le terme attendu de la vie de la centenaire,  et que d’autre part elle se déroule en pleine nature, où Zineb a hâte que son corps retrouve l’unité du cosmos, dans un vitalisme libertaire et panthéiste auquel la juvénilité de l’actrice, Léa Drucker, donne une force décuplée. Comme l’a montré Sylvain Ledda[26], la mort de la sorcière, dans la pièce de Hugo, n’est pas un événement attendu ni une péripétie dans la fiction : elle a beau se situer au milieu de l’intrigue, elle ne la fait aucunement avancer. C’est un événement brut, matérialiste et sacré, à ce titre sublimement spectaculaire, qui arrête le temps de la représentation dans une stase lyrique et anti-dramatique.

En contrepoint à ce sublime de la mort, y a-t-il un traitement particulier du grotesque par Besson ? Dans l’entretien qu’il a accordé à Martial Poirson et Jean-Pierre Aubrit, publié dans la Revue d’Histoire du Théâtre[27], Benno Besson, curieusement, refuse la notion hugolienne de grotesque, qui, dit-il, ne correspond à rien dans sa propre esthétique. On peut s’en étonner, mais cela se comprend au fond assez aisément : si la notion de grotesque ne lui sert à rien, c’est que le grotesque hugolien pourrait bien être l’une des formes possibles de la distanciation.

 

Et ce, de manière sinon radicalement différente, du moins beaucoup plus nette dans le théâtre de l’exil – le seul qui ait intéressé Besson – que dans le théâtre des années 1830, encore soumis, fût-ce sur le mode du compromis, à une logique « aristotélicienne », ou, pour parler comme Brecht, à la forme « dramatique » du théâtre. Le « second théâtre » de Hugo se caractérise par l’abandon de la croyance en la providence et en la fatalité, la dénonciation de la violence d’état, la promotion de l’amour comme valeur-refuge et authentique force subversive. Par rapport au drame historique des années 1830, l’univers théâtral de Hugo est désormais soit pleinement réaliste et contemporain, soit franchement fantaisiste. D’un point de vue idéologique, la question sociale a nettement pris le pas sur la question politique : le héros assume maintenant pleinement sa place provocatrice de marginal, il ne cherche plus à s’intégrer, et son échec n'est donc plus perçu sur le mode de la chute, ou de l'éviction d'un espace un instant conquis. Glapieu n'est jamais réintégré ; sa condamnation finale pourrait presque passer inaperçue après le premier faux dénouement heureux, elle est d'autant plus inquiétante qu'elle se donne à entendre en mineur, une fois la pièce terminée. Et quand le marginal, sous les vivats du peuple, obtient l’abdication du roi de Mangeront-ils ?, c’est dans l’univers invraisemblable de la féerie.

On montrerait tout aussi bien les techniques de distanciation à l’œuvre, dès l’écriture, dans L’Intervention, vaudeville didactique ouvrier à fausse fin heureuse, lui aussi. La création mondiale de cette petite pièce aujourd’hui régulièrement jouée date de 1964, au Club Théâtre du Lycée Louis-Le-Grand, dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau. Ce dernier prépare à l’époque sa licence d’allemand et part en stage au Berliner Ensemble. Leur mise en scène révèle elle aussi les potentialités épiques de ce théâtre : apologie de la révolte ; pointe d’action comme art du génie ; appel à la réflexion du spectateur, parfaitement compatible avec le jeu et l’émotion ; dramaturgie en tableaux ; fréquence des apartés critiques ; métathéâtralité ; dénouements invraisemblables (Mangeront-ils ?), incomplets (L’Intervention) ou insatisfaisants (Mille Francs de récompense).

 

Précisons, pour conclure, que le théâtre épique, selon Brecht, n’est pas seulement le sien, ni celui qu’il appelle de ses vœux pour l’avenir à l’imitation de sa propre écriture ou de sa propre pratique, mais constitue l’une des veines très anciennes du théâtre, qu’il oppose à ce qu’il appelle sa « forme dramatique » (ou aristotélicienne). Là où la forme dramatique imite, la forme épique raconte ; là où la forme dramatique invite le spectateur à compatir avec les personnages, la forme épique l’invite à réfléchir ; là où la forme dramatique privilégie la fascination pour le dénouement fataliste ou providentiel de l’intrigue, la forme épique attire l’attention du spectateur sur la compréhension du déroulement des actions, de l’enchaînement des effets et des causes. Rappelons aussi que ces deux formes ne sont pas absolument exclusives l’une de l’autre dans une même pièce. C’est ce qui permet à Brecht de reconnaître, par exemple, dans le théâtre grec contemporain d’Aristote, des éléments de théâtre épique, tel le chœur qui, en commentant l’action sur scène, la met à distance. On pourrait en dire autant de tous les procédés rupteurs de mimésis dans le théâtre élisabéthain, ou dans le théâtre espagnol du Siècle d’Or (procédés auxquels Mérimée, dans son Théâtre de Clara Gazul, emprunte abondamment, avant Hugo, pour produire des effets semblables de distanciation[28]). Dans cette veine très ancienne, le Théâtre en Liberté de Hugo occupe un maillon important, révélé à la scène, un siècle après son écriture, par des metteurs en scène inspirés eux-mêmes par l’esthétique brechtienne. Parmi les techniques utilisées par Hugo, l’usage distancié qu’il fait, à sa manière, des genres théâtraux populaires de son époque, comme le vaudeville, la féerie, et le mélodrame, devrait d’ailleurs nous inciter à envisager, plus largement, ce que ces derniers ont pu inspirer aussi au théâtre épique du XXe siècle.


[1]Je remercie Bérangère Gros pour l’aide documentaire qu’elle m’a apportée.

[2] Florence Naugrette, La Mise en scène du théâtre de Hugo (1870-1993), thèse de doctorat dirigée par Anne Ubersfeld, Institut d’Études Théâtrales, Paris III, 1994.

[3] Sylviane Robardey-Eppstein, Victor Hugo. Le Théâtre et l’exil, Cahiers Hugo n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009, pp. 137-157.

[4] Sylviane Robardey-Eppstein voit dans ces « instants récapitulatifs » à la fois « un commentaire interne, une redondance plaquée, une parenthèse dans le discours, et une pause dans la progression de l’action. » (Ibid., p. 145).

[5] Ibid., p. 147.

[6] Stéphane Desvignes, Le « second théâtre » de Victor Hugo, thèse de doctorat, sous la direction de Guy Rosa,  Université Paris 7-Denis Diderot, 2006.

[7] Stéphane Desvignes, « Un fantôme au mauvais esprit : Victor Hugo, mauvaise conscience du Théâtre du Second Empire », Victor Hugo. Le Théâtre et l’exil, Cahiers Hugo n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009, pp. 13-33.

[8] Arnaud Laster, Pleins feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, p. 274.

[9] Ibid., pp. 256-316.

[10]« Des Burgraves au Théâtre en Liberté », Voir des étoiles. Le théâtre de Victor Hugo mis en scène, Paris-Musées/ Actes Sud, 2002. On y analyse quelques mises en scène marquantes du Théâtre en Liberté, notamment plusieurs versions de Mille Francs de Récompense, par René Loyon, et par la compagnie Meyrand-Téphany qui s’était précisément baptisée « Théâtre en Liberté ».

[11] Martial Poirson et Romain Jobez le rappellent dans leur introduction au numéro Benno Besson de la Revue d’Histoire du Théâtre, 2009, n° 1-2, p. 9, note 10.

[12] Cité par Martial Poirson et Romain Jobez, article cité, p. 11, note 17.

[13] Stéphane Desvignes, thèse citée, passim.

[14] Victor Hugo, Mille francs de récompense, dans Théâtre II, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p.707.

[15] Le texte de Hugo (« Qui sont ces hommes ? » Acte I, scène 6, Ibid., p. 732) a été quelque peu modifié.

[16] L'alexandrin a été rajouté pour les besoins de la cause, le texte disant simplement "Il faut que la justice suive son cours" (Acte IV, scène 6, p. 836).

[17] Mélanie Voisin, « L’illusion théâtrale dans Mangeront-ils ? et Mille francs de récompense », dans Victor Hugo. Le Théâtre et l’exil, Cahiers Hugo, n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009, pp. 159-170 

[18] Mille francs de récompense, p. 808.

[19] Bertolt Brecht, Notes sur Mahagonny, dans Ecrits sur le théâtre, tome I, traduction de J. Tailleur, G. Delfel, B. Perregaux et J. Jourdheuil, L’Arche, 1972, p. 261.

[20] Julien Téphany, entretien avec Guy Rosa, « Les besoins et les conduites », dans Victor Hugo. Le Théâtre et l’exil, Cahiers Hugo, n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009, pp. 223-234.

[21] « Beaux masques !, suivi d’un entretien avec Jean-Pierre Aubrit et Martial Poirson », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 231, 2006/3, p. 221-240.

[22] Dans l’édition de la pièce au Livre de Poche, introduction et notes de Florence Naugrette et Jean Maurice, 2004.

[23] Sylviane Robardey-Eppstein, La Constellation de Thespis. Présence du théâtre et dimension métathéâtrale dans l’œuvre dramatique de Victor Hugo, Uppsala, « Studia Romanica Upsaliensia » 69, Acta Universitatis Upsaliensis, 2004.

[24] Roxane Martin, La Féerie romantique sur les scènes parisiennes (1791-1864), Champion, « Romantisme et modernités », 2007.

[25] Sur cette question, voir Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion, 1992 (rééd. « Champs », 1994).

[26] Sylvain Ledda, « La Mort de la sorcière, ou Mangeront-ils ? », dans Victor Hugo. Le Théâtre et l’exil, Cahiers Hugo, n° 7, Minard, Revue des Lettres Modernes, 2009, pp. 89-103.

[27] Benno Besson, entretien avec Martial Poirson et Jean-Pierre Aubrit, dans Revue d’Histoire du Théâtre, 2006,  n° 3, pp. 221-241.

[28] Voir mon article « La distanciation dans le Théâtre de Clara Gazul », Littératures, n° 51 Mérimée, dirigé par Antonia Fonyi, pp. 49-60.